Nouvelle Revue française, juillet 1988, par Gérard Macé

Couvert comme un roi, assis comme un pape, c’est ainsi que Pierre Michon voit Joseph Roulin tel que l’a peint Van Gogh, et l’on croit connaître ses traits, annonce-t-il au début de son récit, comme ceux de Louis XIV dans tous ses âges ou d’Innocent X en 1650. Puis Roulin à la barbe fleurie se met à ressembler à un sujet d’icône, à un personnage de roman russe, mais sa vareuse d’employé des postes est plutôt l’habit d’un prince de la République dont l’utopie sanglante lui permet de supporter les tourments quotidiens, surtout quand les couleurs du Grand Soir se confondent avec celles de l’absinthe. Van Gogh de son côté est ce rouquin qui cherche l’absolu dans le jaune de chrome, qui fabrique sans le savoir, pour les biographes et les marchands à venir, de la légende et de l’or, un peintre dont les tourbillons qu’il voit au ciel seront convertis en autant de zéros dans les ventes aux enchères. C’est avec un Van Gogh qui n’est pas encore enterré dans les blés que Pierre Michon rivalise en faisant à son tour le portrait du facteur, mais ce qu’il nous donne à voir, plus encore que le tête-à-tête éberlué du peintre et de son modèle, c’est un échange qui n’est gagé sur rien d’autre que la précarité humaine, « le vent et les circonstances ».

Dans les lettres à Théo (dont Pierre Michon restitue le ton obstiné, lancinant et surtout « navré », pour reprendre le mot favori de Vincent, qu’il emploie même lorsqu’il n’écrit pas en français), Roulin est à la fois une forte nature de paysan, un pauvre diable et un petit employé, « ni aigri, ni triste, ni parfait, ni heureux, ni toujours irréprochablement juste ». Dans sa voix dont le timbre est « étrangement pur et ému », Van Gogh entend un jour de janvier 1889 « un doux et navré chant de nourrice et comme un lointain résonnement du clairon de la France de la révolution ». De ses « gravités silencieuses » et de sa conversation, il retient la rude et simple leçon que « la route ne devient pas plus commode en avançant dans la vie ».

Pierre Michon amplifie magnifiquement ces quelques traits, qu’il rehausse ou noircit selon le cas, qu’il gauchit le plus souvent, pour faire en fin de compte de Joseph Roulin un héros de la même famille que ceux des Vies minuscules : André Dufourneau qui s’en va en Afrique quand sa journée est faite ; Antoine Peluchet « le fils perpétuel et perpétuellement inachevé » qui transmet sa relique au narrateur ; ou la sœur qui devient « la petite morte » de Rimbaud, comme si la poésie était pour le romancier un répertoire d’épithètes homériques. Le portrait de Joseph Roulin est à sa manière un portrait d’ancêtre, mais autant que sa figure d’almanach, laïque et exaltée, accrochée aujourd’hui aux murs de Manhattan, dans des cadres dont la dorure l’éblouirait s’il pouvait la voir, c’est son nom qui inspire le narrateur, ce nom confondu avec « la scansion vaine, despotique et sourde qui soutient ce qu’on écrit », peut-être aussi avec le roulis de la mer et les chansons de gabier dans les romans de Melville. Ce nom dans lequel s’enroulent les voiles des navires arrêtés, et les toiles que Vincent expédie à son frère par « la petite vitesse », c’est lui qu’on entend en effet dans la prose de Pierre Michon, ivre et imagée, mais d’un bout à l’autre lestée par une méditation sur la valeur des choses.

Pour faire d’une âme simple un mort illustre, qui lisait les lettres de Van Gogh sans les interpréter, Pierre Michon s’est renseigné, mais pas à la façon des biographes qui croient à l’histoire. Plutôt à la façon, ancienne et toujours nouvelle, de ceux qui croient aux apparitions, ou du moins à la trace lumineuse, incertaine, que laisse chacun sur son passage. Aussi peut-il, à la fin de cette véridique histoire, de cet admirable récit qui tourne autour d’une vérité trop humaine, inventer de toutes pièces un épisode : l’arrivée chez Roulin d’un marchand venu de Paris, dandy plus encore que mauvais riche, par qui il se laisse rouler en troquant sa propre figure contre un peu d’orgueil.

C’est donc sans effort, mais non sans intention, que Pierre Michon applique ici à la lettre le conseil de Marcel Schwob, qui réclame qu’on donne autant de prix à la vie d’un pauvre acteur qu’à la vie de Shakespeare, et qui termine par ces lignes L’Art de la biographie : « Il ne faudrait sans doute point décrire minutieusement le plus grand homme de son temps, ou noter la caractéristique des plus célèbres dans le passé, mais raconter avec le même souci les existences uniques des hommes, qu’ils aient été divins, médiocres, ou criminels. »