Page des libraires, novembre 2002, par Mathieu Belezi

Pierre Michon

Qu’il dise la jalousie sauvage d’une comtesse de l’an mille, qu’il décrive le Tohu et le Bohu ou qu’il dévoile le saccus merdae du roi Samuel Beckett, Michon emporte le lecteur et le roule dans la farine d’une langue qui enivre et menace.

Michon disparaît trois, quatre ans. Avec infiniment de parcimonie, qu’il en soit remercié, on l’aperçoit ici ou là servant maladroitement et avec une mauvaise volonté qui rassure « les lubies culturelles de la marchandise ». Et puis, sans crier gare, voilà qu’arrivent sur les tables des libraires les petits livres jaunes de Verdier qui soulagent. On se dit que Michon n’est pas mort, Dieu merci, « il n’a pas abandonné le Verbe ; on voit même, c’est devenu l’usage, des photos de l’homme qui s’appelle Pierre Michon, puisque l’un ne va pas sans l’autre, je veux dire le corps immortel de l’écrivain et la défroque mortelle de celui qui, de toute façon, ira « à la charogne », qu’il s’appelle Michon, Faulkner ou Beckett. En ce mois d’octobre, c’est la bonne nouvelle : deux livres, Abbés et Corps du roi, nous sont proposés.

Michon affectionne les temps anciens, enfiévrés. Le Roi du bois et Mythologies d’hiver racontaient des histoires d’anges et de démons. Avec Abbés, il revient sur le sujet, déballe des chroniques de seconde main d’une époque, les environs de l’an mil, où les puissants ont nom Tête d’étoupe, Longue-épée, Fier-à-bras. Face aux pelisses, à l’écarlate, il y a le noir des abbés, pas moins redoutable. Le feu qui est en eux, comme il est en chacun de nous, est simplement moins visible, mais sous le noir des robes couvent les mêmes folies. Le bon abbé de Saint-Michel-en-l’Herm, Èble à la tête d’étoupe, frère du blond et frisé Guillaume, le puissant seigneur du Poitou, cet abbé à crinière blanche, retiré des affaires, est encore capable de s’enflammer pour la peau blanche et jeune d’une femme de pêcheur. Il la veut, il la prend. Et ne peut supporter un rival, fût-ce le frère Hugues à la voix tremblante qui lit si bien le Livre. Èble va s’arranger, et de quelle manière, pour envoyer le clerc aux ténèbres. C’est la première des trois histoires, les deux autres sont de la même veine. Avec ces chroniques de folie et de mort, d’os sacré, de « plaie de feu mouillé dans son étoupe », Michon est à l’aise, développe les chausse-trapes de ses phrases à la patine irréprochable, comme si la très ancienne langue française et la très nouvelle banquetaient de concert. Ça chahute, ça illumine, ça noircit la page comme seul l’écrivain, le roi, « le frère déchaussé », est capable de le faire.

De roi, justement, il faut parler. C’est le sujet du deuxième livre de Pierre Michon, Corps du roi. Nous ne sommes plus en l’an mil, et ce ne sont plus des histoires à dormir debout. Le livre se tient dans les cuisines de la littérature, on y parle de Beckett, de Flaubert, de Faulkner, de gloire, de mort et de masque, et après tout on n’est peut-être pas si loin que ça des histoires à dormir debout.

Qui est roi ? Qui ne l’est pas ? Joyce, Beckett, Shakespeare le sont, c’est incontestable, ils font partie du « corps éternel, dynastique. » Mais comment le sont-ils devenus ? Par quel tour de passe-passe un homme à « bagues et à l’œil myope », « un bon gros rentier à fraise élisabéthaine » devient-il Joyce ou Shakespeare ? C’est une question qui travaille Michon, et qui nous travaille tous, mais peut-être encore plus Michon que nous tous ; il fouille et gratte autour de Flaubert, de Faulkner, cherchant à travers ces rois une vérité pour lui-même, à savoir : Michon est-il un nom de roi ou un petit nom d’oiseau ? Ce sont des interrogations dangereuses, qui font souffrir et ne résolvent rien. Michon ne le sait-il pas, lui qui devrait prendre et allumer le « boyard blanc » et se le coincer d’autorité entre les lèvres ? Ce serait juste, et ce serait bien.