Libération, 8 novembre 2012, par Anne Diatkine

Ô joie, orgie !

Loin d’Outreau-Angot et de l’autofiction, cette auteure livre un conte érotique sur fond d’inceste… enchanté.

Comme l’héroïne de son récit, Petite table, sois mise ! Anne Serre vit dans une maison de fiction où la littérature est la seule réalité possible. Elle se tient à sa fenêtre, elle regarde le fleuve, l’eau invite à l’oubli de soi, jusqu’à ce qu’elle charrie quelques brindilles. Changement d’état : il s’agit alors de substituer la passivité à l’extrême rapidité, pour s’en saisir et observer la prise. Est-ce que les mots déroulés contiennent la matrice d’une histoire ? Est-ce que ça vit ou est-ce que c’est toc ? Est-ce que ça dit quelque chose ? Mauvaise pioche, Anne Serre rejette les mots dans l’eau, ils se dissolvent, disparaissent de la mémoire, s’emboîtent autrement, parviennent peut-être à d’autres écrivains, qui eux aussi font le guet. Il est tout aussi exténuant d’être écrivain qu’orpailleur ou pêcheur. Autant de temps pour si peu de mots. Est-ce qu’on pêche avec des enfants qui sautent dans les flaques, s’éclaboussent et avertissent les proies ?

Non. Anne Serre n’a pas d’enfant. C’est une décision qu’elle a prise très jeune et qui a trait à l’écriture, avant même qu’elle ait conçu le moindre texte. « Je ne peux pas me permettre d’être distraite de cette vigilance. » Et aussi : « Je me demande comment les femmes écrivains font. Comment Nathalie Sarraute faisait par exemple, qui a eu trois filles ? » Pas d’enfant, donc, mais aussi, et pour les mêmes raisons, pas de conjugalité. Il est hors de question d’écrire en partageant le même espace. En entendant des pas, ou une voix au téléphone, en sentant une odeur de grille-pain. Quelle horreur ! Elle n’a jamais vécu avec personne. « Ce qui n’empêche pas les amours, bien au contraire. » Pas d’animaux, bien sûr. Des plantes vertes ? Elle rit. « Je ne suis pas si austère ! » Effectivement, elle ne l’est pas. Un jour, donc, le fleuve a charrié cette phrase : « La première fois que je vis mon père vêtu en fille, j’avais 7 ans. » Anne Serre l’a gardée. «  Elle m’a semblée si extravagante que ça en devenait intéressant. » S’ensuit un récit joyeux, sur une enfance enchantée où les parents, les amis, les enfants couchent ensemble, dans une orgie formidable et heureuse. Mais la jeune fille grandit. Elle doit s’arracher à ce paradis constitué de tout ce qui est interdit. Le corps s’anesthésie avec l’âge adulte. Comment exploser « le coffre-fort de l’enfance » ? Petite table, sois mise ! est un récit qu’on lit comme une belle au bois dormant à l’envers. Aucun prince ne vaut ici, ils sont tous hors propos. C’est d’ailleurs une femme qui finit par provoquer un séisme salvateur. On agite le bref récit, et on pressent, qu’à rebours de toute provocation, il condense l’énigme d’une vie. Anne Serre : « Oui, mais laquelle ? Je l’ignore moi-même. Si c’est un autoportrait, je n’en vois pas l’image. » Elle semble étonnée lorsqu’on lui fait remarquer que son héroïne a le même âge qu’elle. « Elle a dix ans de moins que moi ! » Elles ont cependant la même année de naissance. Anne Serre : « J’ai bien eu l’impression d’écrire une espèce d’énormité, mais j’ai été très surprise lorsque l’éditeur m’a parlé de conte érotique. »

Autre expérience inattendue : devoir répéter que non, elle ne prône pas l’inceste, et que oui, Outreau est une abomination. Ou encore, qu’elle n’a pas eu l’enfance déréglée et folle qu’elle décrit. Est-ce que l’imagination est suspecte ? Anne Serre : « Les récits d’autofiction peuvent être beaux et émouvants. Mais ils sont sur un seul plan. J’aime que les textes nous échappent. On sait qu’on lit quelque chose d’essentiel, qui nous nourrit, nous inquiète et nous apaise mais qu’on serait bien en peine de définir. Le Tour d’écrou, de Henry James. Les fictions de Peter Handke. » Et encore : « J’étais une petite fille normale. » Des énormités, Anne Serre en disait dans l’enfance, et elle était toujours crue. Ça en était inquiétant. « J’ai beaucoup aimé mentir. Je revenais de l’école en disant : « J’ai une amie qui a un vaporisateur pour faire disparaître momentanément une partie de soi. Elle a perdu son bras, elle ne pouvait plus écrire. » » Cela suscitait l’intérêt et la surprise, mais pas la mise en cause. À la manière de ses lecteurs d’aujourd’hui, les adultes lui accordaient exactement le crédit qu’elle attendait. Son père enseigne la littérature et il la place au-dessus de tout. « Une famille bourgeoise, provinciale, croyante. J’ai beaucoup aimé être élevée dans la religion chrétienne, un monde merveilleux, qui me plaisait et me convenait. » C’est sans doute exact, mais pourquoi pense-t-on qu’il manque une petite pièce dans sa description ? Chez elle, on remarque d’abord les livres, bien rangés et lus. Puis les quelques tableaux d’amis peintres. Elle habite un vieux quartier de Paris, à la fois un peu mort et intellectuel. « Mais je n’ai pas besoin de vivre dans une rue à la mode ! Il y a des librairies. Ça me va. » Elle-même paraît intemporelle, sans que cela semble provenir d’une volonté ou d’un artifice, mais plutôt comme si elle avait gardé son corps d’étudiante.

À 17 ans, elle part à Paris entreprendre des études de lettres. Très vite, elle décide de ne pas enseigner et publie des nouvelles dans des revues. De quoi vit-on lorsqu’on voue sa vie à la littérature ? « Sous un autre nom, j’étais pigiste dans un mensuel. Je faisais mon travail vite et bien, il ne m’entamait pas. » C’est une précarité solide, tenue par sa vocation. Il y a aussi des ateliers d’écriture, en prison, à la fac ou dans des classes de troisième. Là encore, sans se disperser en passions inutiles qui mordraient sur l’écriture. « Je suis très vite envahie, je mets des barrières. » En 2003, elle publie une tribune pleine d’humour et de colère contre l’augmentation du prix de la cigarette, dans les pages Rebonds de Libération. « Sous prétexte d’éviter aux gens de mourir (de quoi se mêle-t-on ?), le prix des cigarettes, déjà très élevé, va encore être augmenté… Où fume-t-on le plus ? Où la cigarette est-elle le dernier plaisir, la dernière marque de socialisation quand tout le reste s’est effondré ? Dans les prisons et les hôpitaux psychiatriques. » Pasionaria de la cigarette non réservée aux riches, on pourrait croire que les questions de société la captivent. Elle rit. « Malentendu complet ! Je ne sais pas ce qui m’a pris. » Aujourd’hui, il lui arrive d’acheter un journal. «  Avant, je me tenais le plus loin possible de l’actualité. »

Elle est donc au-dessus du fleuve, par-delà le bien et le mal. Il ne lui est jamais rien arrivé, à l’exception de l’écriture. Elle dit : « Ma mère est morte quand j’avais 10 ans. Ça a été un charivari tel que je n’ai plus aucun souvenir de ces dix premières années. Aucune image d’elle, aucun son, aucune odeur. Ce sont dix ans de ma vie qui m’ont été soustraits, au point que je suis née à partir de sa mort. J’ai le développement psychique, physiologique, d’une femme qui a dix ans de moins que moi. » Elle a prévenu son père qu’elle allait publier un texte un peu « scandaleux ». Il lui a dit : « Ne te fais pas de souci, ma fille. Il n’y a que la littérature qui compte. »