Libération, 17 octobre 1996, par Jean-Baptiste Harang

« Carte à strophes »

Michel Séonnet, de février 1991 à décembre 1994, le temps de l’écriture, avait complètement maîtrisé la situation, enfermé son livre dans une forme sophistiquée pour qu’il avance au juste tempo de son écriture, sérieuse, elliptique, noble, pour qu’il ne déborde pas les destins qui s’y croisent, sanglants, douloureux au travers de trois guerres d’Algérie, les assauts de la dernière guerre mondiale, la guerre de libération, déjà guerre civile, et la guerre civile d’aujourd’hui. L’histoire s’y lit dans les yeux morts, aveugles et le témoignage d’un vieux moine catholique, lui le plus pur qui se sait le plus coupable, Dom Aylard, qu’un jeune novice, Tobias, guide jusqu’au sommet de cette tour sarrasine qui titre le livre, « On dit “sarrasine”, “la tour sarrasine” mais c’est pour ne pas choisir. Qui l’a construite ? Les Sarrasins ou ceux qui voulaient s’en protéger ? La réponse n’est pas dans la pierre » (page 16), ni dans le roman, même si elle est, à sa manière, le cœur du livre.

Michel Séonnet tenait l’affaire sous son contrôle d’écrivain, avait fini de coudre son manuscrit en boucle depuis plus d’un an, lorsqu’au printemps 1996 un commando islamiste pénétrait au monastère Notre-Dame de l’Atlas, à Tibhirine, Algérie, enlevait tous les moines dont un jeune frère Tobias, tout juste échappé du cercle de l’écriture. Michel Séonnet rajouta à la perfection de sa forme un post-scriptum que le poète périgourdin Daniel Arnaud n’avait pas prescrit : « Les livres qui s’obstinent à venir buter sur un maintenant par nature toujours fuyant ne peuvent éviter d’avoir à en payer le prix. Le temps, les événements, leur apportent une permanente déstabilisation. On écrit bien que sur ce qui est clos. On écrit bien sur ce qui est mort. Mais quand ça continue, là, sous nos pas ? Quand les personnages poursuivent leur trajet hors le livre ? Faut-il succomber à la tentation de les suivre. », page 153. Et c’est peut-être ce surgissement du réel sur deux petites pages ajoutées qui valide tout le livre, qui fait admettre que l’on ait contraint un récit romanesque, réaliste dans cette forme poétique rare, la sextine. La sextine ou sestine, qu’inventa donc Daniel Arnaud (ou Arnauld Daniel, qu’importe, Dante et Pétrarque l’estimèrent), elle comprend six strophes de six vers et une demi-strophe de trois vers. Les mots à la rime sont les mêmes pour toutes les strophes, mais se présentent sans cesse dans un ordre différent : les rimes 1, 2, 3, 4, 5, 6, deviennent dans le sizain suivant 2, 4, 6, 5, 3, 1 et ainsi de suite. Les mots constituant les rimes impaires commencent les vers de la demi-strophe de l’envoi, les rimes paires les terminent. Riment ensemble les vers 1, 3, 4, et 2, 5, 6 dans chaque sizain. La subtile et vénérable encyclopédie qui nous renseigne ajoute : « Ce poème est rare dans la poésie française », on est en mesure de préciser que cette forme est exceptionnelle dans la structure des romans de la rentrée.

C’est pourtant sous le joug de ce carcan que Michel Séonnet a réussi un roman subtil, loin de l’exercice de style qu’il s’est imposé, un roman de chair et de sang où la forme hélicoïdale de la sextine dessine les chemins inattendus du travail de mémoire sans jamais mélanger ses pinceaux. Ici les chapitres tiennent le rôle des vers anciens, et les rimes sont les couleurs de l’Algérie et de ses douleurs : « mer, terre, guerre, lumière, prière, poussière », avant de devenir à l’heure des complies, les couleurs elles-mêmes, le noir des vertiges, le jaune du jour, une voix blanche, gris de la guerre, rouge du sang. Les strophes empruntent le rythme des oraisons du monastère, des mâtines aux vêpres.

On grimpe ainsi dans cette Tour sarrasine, par un colimaçon de vertige, sans en subir la formalité, où chaque pertuis, chaque meurtrière, au détour des volées de marches, s’ouvrent sur une date, un lieu, un personnage qui très vite donnent au livre une cohérence sans artifice : l’incohérence de l’histoire des hommes, harkis humiliés, journalistes et moines assassinés, amours brisées, terres brûlées, vengeances, destins broyés entre le ciel, la terre et les rives de la Méditerranée.