Souffles, mai 2008, par Gaston Marty

Dès l’abord le livre de Pierre Silvain fleure le mouvement pris dans la lenteur ; il est aisé d’y humer le souffle d’un voyage et toute sorte de « circulations ». Le colporteur – malgré la survie du terme, en matière de livraison de journaux par exemple – s’esquisse en relief tel un personnage du passé. À la réflexion, de ce transport et cette réalité plus ou moins distante émane un charme musical en même temps que se forme un halo de noblesse ; pour un métier empreint de gravité. Le titre rétrospectivement confère une sobre grandeur au nom du personnage ; le brin d’humour embaume les frontières des classes sociales : une vraie carte de visite légèrement pompeuse (bristol, plaque de notaire, artisan distingué.) D’emblée le mystère attribue dignité à un homme du peuple chargé d’une vraie mission.

Ne surtout pas croire que Letrouvé soit un exécutant simpliste, remplaçant mécaniquement un de ses semblables qui prend sa retraite. Car, paradoxalement (mais suivant une logique, celle d’une société de la Révolution peuplée surtout d’illettrés), cet être coulé dans la naïveté abrite la conscience discrète et tenace d’être colporteur autrement, de par la prédominance du livre parmi les objets proposés à la vente ; et pour plus de précision des textes de meilleure qualité que ceux véhiculés avant son entrée en fonction. Le projet est soigneusement angoissé mais aussi fortement ancré dans ce cerveau théoriquement obtus. Apostolat et personne vivante (jeune garçon en l’occurrence) font corps et ombre qui se déplacent mutuellement. Voilà un adolescent à la psychologie plus complexe et riche qu’il ne semble. Et s’il a suivi l’évolution propre à cet âge et à tout être humain, il a également, sous la plume de Pierre Silvain, fréquenté à jamais la solitude, la crainte. Une éducation – y compris sexuelle – marquée par l’enfouissement matériel et mental du désir ; goûtant l’originelle compagnie de femmes qui peuplent une « écreigne ».

L’étroitesse des lieux, la descente et la montée de ces abris souterrains met Julien en contact avec une énorme matrone, en ce lieu assez étouffant ; la femme, chose rare en ce temps‑là, se trouve être une liseuse ». L’initiation éveille avec discrétion et prégnance la sensibilité du jeune et futur colporteur. Celui‑ci découvre, par les routes et souvent les forêts, des étendues sinistres et angoissantes que ravage ou épargne la guerre révolutionnaire, concrétisée ici par la bataille de Valmy (1792). Le talent de l’auteur restitue et crée un monde traversé d’horreur, de sensualité et de dérision. Ainsi la pluie presque incessante de l’Est de la France suffit à signifier l’atmosphère qui oppresse le jeune homme et le lecteur, d’une même coulée : « L’eau tombait en cataractes du haut de la balustrade, comme des gargouilles ». Une bienfaisante démystification nettoie – si l’on peut dire – les conflits de leur vernis de gloire : l’armée autrichienne en déroute abandonne dans son sillage les effets de la dysenterie qui la décime (la « chiasse », pour être réaliste, voire naturaliste.) Le viol de Letrouvé par des soldats et des déserteurs hongrois, autrichiens, ressortit à une initiation mi‑douloureuse mi-­consentante ou même reconnaissante qui caricature à peine la difficulté de grandir chez ce jeune héros ordinaire en proie aux affres des « paumés », rappelant l’éternel supplice du Juif errant, celui peut‑être de tout petit d’homme. Car l’humanité gîte dans ses contradictions et sa tendresse. Au centre de tout règne la fascination à l’égard du livre, de la grosse femme des commencements et de la boite qui contient et protège les volumes. La femme, disions‑nous, celle qui « souverainement lisait », souverainement pour des oreilles malgré tout innocentes. La capacité d’admiration de Julien Letrouvé est elle‑même admirablement condensée dans une éclaircie surgissant sur arrière‑plan de noirceur : « Toutes les couvertures bleues sur fond couleur de sable étaient comme un attardement des beaux jours. » Cette admiration est empreinte de nostalgie, là où le colporteur songe à la « quiétude des fièvres d’enfant qu’il aurait tant aimé prolonger… »

Rien d’étonnant à voir finalement des soudards détruire en autodafé ses chers, ses précieux ouvrages, ce trésor d’un illettré. Car celui‑ci est porteur (celui‑ci, le trésor, celui‑ci Julien) d’un rêve de culture, en quoi il s’avère universel, attirant et exclu du monde qui refuse ; les totalitarismes ne supportent pas ce qui leur échappe tant soit peu. À ce titre, particulièrement envoûtante apparaît cette réflexion d’un compagnon de rencontre : « J’ai eu peur, tu étais parti si loin dans les mots mais tu es revenu. » En large échange fraternel, le jeune colporteur avait demandé au soldat de le charmer grâce à la lecture, réfutant l’argument, l’objection, d’une lecture déjà écoutée : « avec toi ce ne sera pas la même histoire ». Fine observation, car l’incantation joue une magie de recréation à chaque surgissement. Ces glissements d’identité, de poésie et de fantastique sont le fait de Pierre Silvain, lequel projette la vision des deux nouveaux amis : « Ils étaient sortis de la forêt comme si eux-­mêmes avaient été des arbres ».

L’emprise fusionnelle nous envahit au point d’accepter que cet apprentissage vital et obligé charrie dans son cours la confusion du plaisir sexuel solitaire avec la création. Accepter (et aimer) que cette errance picaresque admette à ses côtés l’apparition nullement incongrue de Voltaire et son encrier (autre objet symbolique s’ajoutant à la boîte où « chuchotent les mots »), celle d’un Rimbaud virtuel croisant dans les parages. Aimer avec saisissement, en deux passages – l’un liminaire, l’autre final (en italiques) – une manière de résumé onirique du roman, donnant la parole à une femme (la « liseuse » vieillie ?) qui nous (nous Julien, nous lecteurs modernes) avertit : « Il n’y a pas de là‑bas… on est au bout du monde, personne n’est allé plus loin. » Le resserrement merveilleux du temps et de l’espace est l’apanage des chefs-d’œuvre, du même bois que le bonheur et le tragique ; rappelons-nous « Le songe d’une nuit d’été », le Quichotte d’une saison unique.