Tageblatt, septembre 2007, par Laurent Bonzon

De ce côté-ci du monde

Parmi les livres de la rentrée, il y a toujours les attendus et les surprises – celles qui ne tiennent pas le devant de la scène, n’attirent pas toutes les attentions. Et puis, parmi les surprises, il y a les bonnes – celles qu’on n’espérait pas et qui emportent le lecteur dans des territoires inattendus. Julien Letrouvé, colporteur est de celle‑ci. Un bijou énigmatique signé Pierre Silvain.

La littérature est souvent affaire de voyage. Grands périples ou petites excursions, tours de la terre et trajets quotidiens, passages secrets et grandes avenues, le lecteur se déplace au rythme et dans le temps que l’écrivain veut bien lui donner, lui transmettre. Il suit l’auteur, le précède parfois, danse dans les marges tout en observant les paysages ainsi que les créatures qui les peuplent, ces figures imaginées aux contours imposants de présence et de familiarité.

Dans son court roman, un peu plus d’une centaine de pages, Pierre Silvain réussit un parcours exemplaire sur un terrain difficile. Julien Letrouvé, colporteur ressort en effet du récit et du conte, de la fable et du roman, tout cela à la fois campé sur une terre historique, celle des premières années de la République.

La France de cette fin de XVIIIe siècle est naturellement campagnarde, sombre et sauvage ; les décors sont des forêts et les nuits étoilées servent de guide aux voyageurs. Julien Letrouvé est de ceux‑ci. Un colporteur jeune, courageux et taciturne qui, par tous les temps, parcourt la Champagne et les Ardennes afin de faire du commerce, de vendre ce qu’il achète non loin de la Meuse, dans la célèbre librairie de l’imprimeur Garnier : des livres.

Au commencement était le récit

C’est là que débute le roman de Pierre Silvain et c’est là, en cet après‑midi du 16 août 1792, que l’on rencontre le jeune homme venu prendre livraison de plusieurs exemplaires de la collection de la Bibliothèque bleue que, un peu partout dans la région, et plus loin encore, les lecteurs réclament pour partager lors des veillées. En ces temps agités, lui seul se risque encore aux tournées. Au loin résonnent les canonnades et le bruit des armées formées par les Prussiens, les Autrichiens, les Princes allemands et les émigrés de Mayence. Valmy n’est pas loin et la bataille s’annonce.

Malgré ce climat délétère, malgré les rumeurs de la guerre et de la Terreur, qui s’annonce elle aussi à Paris, et justement à cause de tout cela, les livres doivent circuler et le libraire s’interroge sur ce représentant d’un temps qu’il ne comprend plus : « Il [M. Garnier] n’était pas sûr que Julien Letrouvé se fît, ainsi que lui, une idée assez haute de son métier, de la marchandise particulière qu’il colportait et par là de l’espèce de mission qui lui était tacitement dévolue. » Et pourtant… Derrière la jeunesse du colporteur, derrière sa nature empruntée, le voyage initiatique de ce héros permettra de découvrir quelle place les livres et les histoires qu’ils contiennent occupent dans sa vie. Car le chemin que propose la littérature, Julien Letrouvé le parcourt dans son corps – à pied ou à travers certains émois nocturnes… – bien plus que dans sa tête : « Incapable, au plus haut point, eût-elle été tracée en caractère d’une aune, de reconnaître la moindre lettre, à la rigueur le O parce qu’il évoquait l’anneau de fer qu’on passait au mufle des taureaux pour y ajuster la chaîne par quoi les tenir court en les menant à la saillie, ou le I majuscule qui figurait un de ces échalas en file dressés dans les chènevières. »

Le destin des lettres

L’aveu d’une ignorance et un secret bien plus lourd que le poids de tous les livres… Débute alors pour ce jeune héros une errance singulière dans la sombre forêt. Pierre Silvain lui a ménagé nombre de rencontres – et pas seulement des loups. Créatures et fantômes, barbets et soldats, femmes et histoires, Julien Letrouvé accomplira son destin d’homme et de personnage, de candide perdu dans les bois et d’obstiné colporteur de mots et d’images. Car la double lecture est sans cesse présente dans cet habile roman.

Ce côté‑ci du monde et l’autre tout là‑bas, ce que nous connaissons du paysage et ce que les mots et les histoires parviennent à y cacher… Dans ce conte beau et pas très sage, à travers l’écriture envoûtante et posée de Pierre Silvain, les deux univers ne cessent de se bousculer, de s’interrompre et de se laisser passer. Comme deux voies qui mènent au même camp de base, celui de l’humanité.

Car la barbarie est sans cesse menaçante, qui interdit les livres, les recouvre d’huile ou les fait brûler. À sa manière, Julien Letrouvé est un innocent. Il a les mains pleines d’encre, la tête et le corps plein de mots, un cœur pur et le rêve facile. Il est des temps où il fait bon le suivre.