Le Point, 19 mai 2011, par V. Marin La Meslée et F.-G. Lorrain

Nadeau, cent ans de littérature

Entretien avec Maurice Nadeau. Propos recueillis par Valérie Marin La Meslée et François-Guillaume Lorrain.

Il a découvert et publié quelques-uns des plus grands écrivains mondiaux. Maurice Nadeau a 100 ans le 21 mai. Ses entretiens avec Laure Adler (Verdier/France Culture) célèbrent cet anniversaire. Visite à un contemporain capital.

Un père tué à Verdun, une mère femme de ménage, le jeune homme fait des études brillantes et s’engage très tôt en politique. Compagnon de Pascal Pia au journal Combat, né de la Résistance, Maurice Nadeau va révéler au 20e siècle des auteurs majeurs, Malcolm Lowry, Gombrowicz, Chalamov, Perec et… Houellebecq. Le critique, qui se dit journaliste d’abord, continue de diriger sa Quinzaine littéraire (fondée en 1966) et l’éditeur de publier les livres qu’il aime. Le dernier, Plantation Massa-Lanmaux, de Yann Garvoz, lui est arrivé par la poste. Une rencontre avec Maurice Nadeau n’est pas seulement le privilège de converser avec un immense serviteur de la littérature qui n’a jamais cédé. C’est aussi le bonheur de voir un homme de 100 ans debout, extraordinairement vivant, pour le meilleur.

Qu’est-ce qui vous a amené au métier d’éditeur ?

J’avais été un des premiers trotskistes de France, mais après la guerre ce à quoi je croyais était tombé en miettes. J’étais journaliste à Combat, je tenais la rubrique littéraire. Avec les trotskistes, on avait voulu transformer le monde ; avec la littérature, c’était une autre façon d’agir sur le monde, à travers les écrivains. L’édition a été pour moi l’illusion de continuer le combat par d’autres moyens. Chez chaque éditeur qui m’a hébergé, Corrêa, Julliard, Denoël, etc., j’ai obtenu une clause qui me garantissait de pouvoir publier ce que je voulais. Le premier texte que j’ai édité a été Les jours de notre mort, de David Rousset, sur son expérience des camps. Par provocation, j’avais appelé la collection « Le Chemin de la vie ».

Sur ce « Chemin », très vite vous rencontrez de grands auteurs…

J’ai eu beaucoup de chance dans ma vie. J’avais comme ami Max-Pol Fouchet, qui me dit qu’aux États-Unis le livre d’un poivrot sur l’alcoolisme faisait florès. Il s’agissait de Malcolm Lowry et d’Au-dessous du volcan. Max-Pol avait essayé de le traduire, mais sa traduction avait été refusée par Gallimard. À l’époque, Corrêa, mon éditeur, qui ne pouvait s’engager financièrement seul, a dû s’allier au Club français du livre, et j’ai proposé alors que le roman paraisse dans ma collection. Une autre de mes chances fut de publier Henry Miller.

Miller, que vous avez très bien connu…

J’avais écrit un article très élogieux sur Tropique du Cancer dans Combat. J’étais à la bonne place, j’avais pris sa défense quand il était accusé de pornographie. Comme ma voix n’avait pas assez de poids, j’avais téléphoné à Gide, à Martin du Gard et d’autres pour que nous formions un comité de défense, ce qui n’a pas empêché le livre d’être interdit à l’étalage… Mais j’ai entamé ainsi une correspondance avec Miller (elle sera publiée l’an prochain chez Buchet-Chastel), qui est venu en France et habitait chez moi. En guise de reconnaissance, il m’a donné à publier la suite de son œuvre. C’est lui qui m’a recommandé Lawrence Durrell et Le Quatuor d’Alexandrie. L’édition est un enchaînement de circonstances.

Vous êtes l’éditeur du premier grand texte de Georges Perec, Les Choses, qui paraît en 1965. Quelle a été votre réaction à sa lecture ?

Georges, tout jeune, m’avait écrit quelques années plus tôt, et il a d’abord collaboré à ma revue,Les Lettres nouvelles, où il traitait du cinéma. Il est parti faire son service militaire à Pau, chez les paras. Il m’envoyait des lettres, puis il est revenu à Paris et, un jour, m’a apporté le manuscrit desChoses. J’ai été intéressé par ce nouvel univers, moderne, qu’il décrivait, mais j’ai trouvé que la troisième partie frôlait le plagiat de L’Éducation sentimentale. Il en est convenu, l’a modifiée et son roman (publié chez Julliard) a obtenu le prix Renaudot, avec 200 000 exemplaires vendus. Ce fut le seul succès de ma carrière. Hélas, j’avais été remercié par Julliard juste auparavant.

On a comparé Houellebecq, dont vous avez publié le premier roman, Extension du domaine de la lutte, à Perec. Vous partagez cet avis ?

Quand il est venu me voir, Houellebecq m’a déclaré : « Vous avez publié Perec, je suis le nouveau Perec. » Je lui ai répondu, un, qu’il n’était pas Perec, deux, que Perec était devenu célèbre après sa mort et que lui n’était pas encore mort. J’ai lu son roman, j’ai été séduit par son écriture sobre, sans emphase et l’univers des cadres qu’il décrivait. Il y avait quelque chose de neuf, mais j’hésitais, car je venais de publier pas mal de jeunes auteurs qui m’avaient mis en péril financièrement, et je me disais qu’avec celui-là le déficit allait s’accroître. Puis son épouse a débarqué chez moi en disant : « C’est une honte de ne pas le publier. » Alors, j’ai fini par accepter.

Vous avez été déçu qu’il aille publier Les Particules élémentaires chez Flammarion ?

J’avais refusé entre-temps son recueil de poèmes. Mais je suppose qu’il me l’avait proposé pour que je le refuse et qu’il puisse s’en aller…

Les hommes ne sont pas toujours à la hauteur des œuvres…

Je ne les ai pas toujours rencontrés. Par exemple, Chalamov, qui m’a été transmis, si je puis dire, par le canal diplomatique : l’attaché d’ambassade à Moscou avait caché un microfilm dans un rouleau de pellicule au fond de son sac… Mais je me méfiais, car, en tant que trotskiste, j’étais en butte à la vindicte des staliniens, et même signalé dans les encyclopédies soviétiques comme infréquentable. Chalamov, je n’étais pas sûr qu’il existait ! Jusqu’à ce qu’un jour il m’envoie lui-même sa photo. Une autre histoire encore, celle de Walter Benjamin. Je savais qu’il avait existé par Adrienne Monnier, dont je fréquentais la librairie. Elle me faisait lire les bons auteurs, m’a présenté à Gide, à Michaux. Je me suis adressé à Suhrkamp, son éditeur allemand, qui était en pourparlers avec Gallimard, et comme toujours Gallimard attendait que les autres prennent les bons auteurs avant de les récupérer. Alors, l’éditeur s’est lassé : « C’est bon, prenez-le. » Maintenant, il est presque à la mode. J’ai découvert l’œuvre au fur et à mesure, et je continue. C’est un homme avec qui on peut vivre, Benjamin.

Avec quels autres auteurs vivez-vous, justement ?

Quand je vais bien, je lis Montaigne, et pour me donner du courage, quand je vais mal, je lis Kafka, c’est un frère. Je relis Flaubert aussi  – j’ai publié ses œuvres complètes dans les années 6o –, surtout sa correspondance. C’est l’homme qui me touche, bien plus que Madame Bovary. Cet ascète, ruiné par sa sœur, voit sa rente disparaître, mais il s’en moque. Ce bourgeois bien tranquille a été le pire ennemi de la bourgeoisie de l’époque, son œuvre est une destruction de l’esprit bourgeois. Flaubert, c’est moi aussi. L’intérêt ne suffit pas, il faut se sentir tout proche. C’est un peu comme avec les auteurs que je publie, l’auteur parle pour moi. Ensuite, il y a le côté technique. Beaucoup de gens savent écrire, mais il s’agit d’être touché par une écriture. Je ne suis pas tenu par l’argent, car je n’en ai pas. Je peux donc prendre ce que je veux et laisser tomber le reste.

Finalement, qu’est-ce qu’un écrivain ?

Va savoir… Moi, je ne me considère pas comme tel, mais plutôt comme un critique, et encore, pas au niveau d’un Starobinski… Écrivain ? Ça voudrait dire avoir un but bien précis, une vocation, un besoin d’écrire et de se montrer. Il y a beaucoup de narcissisme là-dedans. Le besoin de trouver sa place dans le monde, d’imprimer sa marque quelque part. Le refus de la mort, aussi.

Vous y pensez ?

Pas du tout, malheureusement ! Je ne suis pas angoissé. Je me dis que ça va continuer comme ça. Et pourquoi pas ? Rationnellement, ce n’est pas possible, il va arriver un jour où… Bon. Attendons.

Le chemin d’une vie

Maurice Nadeau s’est entretenu l’an dernier sur France Culture avec Laure Adler ; la transcription de ces entretiens paraît chez Verdier. Trois textes critiques et des témoignages complètent cette publication anniversaire. Alors que dans ses Mémoires littéraires Grâces leur soient rendues(réédition Albin Michel) Nadeau se racontait à travers les grands auteurs, ce Chemin de la vie est plus proche de l’homme : enfance chaotique, mariage, famille, libres confidences politiques et, tout du long, la force d’un tempérament et d’un engagement.

21 mai 1911 Naissance à Paris.

1916 Mort de son père à Verdun.

1934 Mariage. Enseigne les lettres à sa sortie de Normale sup de Saint-Cloud.

1945 Journaliste à Combat. Publie son Histoire du surréalisme (Seuil).

1947 Création de la collection « Le Chemin de la vie ».

1950 Publie Au-dessous du volcan de Malcolm Lowry.

1953 Fonde la revue Les Lettres nouvelles.

1965 Publie Les Choses, de Georges Perec (prix Renaudot).

1956 Fonde la revue La Quinzaine littéraire.

1977 Fonde les éditions Les Lettres nouvelles, qui deviennent les Éditions Maurice Nadeau en 1984.

1990 Publie ses Mémoires, Grâces leur soient rendues (Albin Michel), réédités pour son centenaire.

1993 Publie le premier roman de Michel Houellebecq.

1994 Crée la collection « Voyager avec », en partenariat avec Vuitton.

2011 Le Chemin de la vie (Verdier), entretiens avec Laure Adler.