L’Architecture d’aujourd’hui, par Mario Carpo

Rudolf Wittkower a été l’un des grands historiens d’art de ce siècle. Né à Berlin en 1901, mort aux États-Unis en 1971, il a publié Architectural Principles in the Age of Humanism, sans doute son livre le plus connu, lors de son séjour au Warburg Institute de Londres en 1949. L’ouvrage est, depuis cette date, un best seller de l’édition architecturale, souvent réédité et traduit en plusieurs langues. On peut s’étonner du retard de la traduction française – cinquante ans – mais ce décalage permettra du moins au lecteur d’aujourd’hui de profiter d’une nouvelle stratégie de lecture. Je lui conseille de lire le livre à rebours, à partir du quatrième et dernier chapitre, qui est la pièce maîtresse de l’œuvre, et la partie qui a le mieux résisté à l’épreuve du temps. Wittkower y explique les arcanes des proportions musicales dans la théorie et la pratique de l’architecture renaissante. Le sujet est épineux et se prête à de nombreux malentendus. L’auteur l’élucide pourtant avec une facilité et une transparence qui ne vont jamais à l’encontre de la précision, et avec une aisance qui est le signe de l’intelligence du chercheur et du talent de l’écrivain.

À la différence de beaucoup d’artistes et d’étudiants d’aujourd’hui, les architectes de la Renaissance n’écoutaient pas de musique lorsqu’ils dessinaient. En revanche, ils cherchaient à en construire une – une musique visible. Déjà les Grecs (peut-être à partir de Pythagore) avaient remarqué que des cordes de certaines longueurs éprouvent, quand elles vibrent et émettent des sons, une certaine sympathie entre elles. Les vibrations d’une corde peuvent en mettre en mouvement une autre (et nous savons aujourd’hui que ce phénomène de résonnance se produit lorsque les deux cordes ont un rapport précis de longueurs d’onde ou de fréquence des oscillations respectives). Le phénomène est éminemment physique : certaines cordes dites harmoniques « sonnent ensemble », ce qu’elles pourraient faire même s’il n’y avait pas personne pour les écouter. Mais pour ceux qui écoutent, certains de ces sons sont plaisants et à partir de cela, on a pu élaborer de nombreuses théories musicales qui, toutes, dépendent du même système de rapports entre deux ou plusieurs longueurs harmoniques.
Ces rapports proportionnels peuvent s’exprimer sous une forme aussi bien numérique que géométrique et puisqu’ils semblent être, en quelque sorte, liés à une structure ou essence intime de la Nature, on comprend aisément qu’à partir de ces lois de l’acoustique on ait voulu bâtir des théories cosmologiques (la musique des sphères célestes), anthropométriques (l’harmonie du corps humain), et autres : alchimiques, ésotériques, psychologiques, chromatiques, et bien sûr architecturales. Dans tous ces cas, des règles universelles (le cas échéant, des proportions) définissent une beauté objective, une beauté qui serait un attribut de l’objet, indépendante de son observateur (le sujet).

Cet argument est bien présent dans la théorie architecturale de la Renaissance, quoique certains auteurs l’aient développé plus que d’autres. Lorsque l’on passe de la théorie à la pratique ceci implique, par exemple, que lorsque le rapport entre la longueur, la largeur et la hauteur d’une pièce correspond à une certaine formule proportionnelle, la pièce sera aussi « harmonique » (c’est-à-dire belle) que le son produit par trois cordes ayant la même longueur ou, plus précisément, le même rapport de longueur : ce qui sonne bien aux oreilles doit sembler beau aux yeux. Au dix-huitième siècle, cet optimisme sera quelque peu ébranlé lorsqu’on observera que la physiologie de l’œil et la physiologie de l’oreille diffèrent. D’autres, encore plus sceptiques, affirmeront presque à la même époque que nous ne trouvons beau que ce qui nous plaît. Cette remarque profonde sonnera le glas de l’esthétique classique.

À la Renaissance déjà, tous les architectes et théoriciens étaient loin de partager cet enthousiasme pour les lois universelles de la beauté harmonique. Après avoir lu le dernier chapitre de Wittkower, où le fonctionnement en architecture des proportions musicales est détaillé, on pourra remonter aux trois premiers chapitres, consacrés respectivement à l’église à plan centré de la Renaissance et à la théorie architecturale d’Alberti et Palladio. On remarquera la maîtrise et la finesse de l’analyse de Wittkower ; le lecteur d’aujourd’hui n’acceptera toutefois pas sans réserve les nombreuses tentatives de restitution graphique des proportions musicales, ou autres, sous-jacentes à la forme de certains monuments éminents, lesquels, étant muets, n’ont pas l’habitude de dévoiler les proportions plus ou moins secrètes qui inspirèrent leurs auteurs. Comment croire à ces figures – cercles, carrés, diagonales – qui ne passent pas toujours par des points précis d’une façade ou d’un plan ? Dans la foulée de l’essai de Wittkower, une inflation de « tracés régulateurs » superposés à des architectures de tous ordres, temps et pays, a fini par engendrer un phénomène de rejet tout à fait compréhensible. Très logiquement, Wittkower met en exergue la théorie des proportions musicales dans le De re aedificatoria d’Alberti, mais omet de signaler que cet argument n’occupe qu’une petite (voire très petite) fraction du traité albertien. Le lecteur doit également être prévenu que sur certains points spécifiques (chronologies, attributions, etc.), on dispose aujourd’hui de données nouvelles et généralement plus fiables qu’en 1960.

Dans sa préface à la réédition de 1960, Wittkower se réjouissait de l’impact que son livre de 1949 – après tout, un livre sur l’histoire de l’architecture de la Renaissance – avait eu sur « toute une jeune génération d’architectes ». Avec le recul d’un demi-siècle, on peut facilement comprendre que les Principes de Wittkower et Le Modulor de Le Corbusier aient été publiés presque simultanément : Veritas Filia Temporis. La vérité est fille de son temps : même les historiens de l’architecture participent parfois de la culture de leur époque. Pendant les trente dernières années, les historiens de l’architecture classique ont quelque peu oublié ces préoccupations harmoniques de l’après-guerre (mais dont la matrice remonte en réalité aux années trente) et se sont concentrés sur d’autres composantes de la culture visuelle de la Renaissance : la perspective, la théorie et la pratique de l’imitation, le système des ordres notamment. Ce faisant, ils ont bien sûr été les fils de leur temps, tout comme Wittkower en 1949, et souvent avec moins de génie.