L’Histoire, janvier 1998, par Patrick Boucheron

L’affaire Sofri : un procès en sorcellerie ?

Dès 1991, Carlo Ginzburg, célèbre historien de la part nocturne des sociétés anciennes, spécialiste du sabbat des sorcières, des hérésies et de l’Inquisition, a consacré un livre à l’« affaire Sofri ».

D’abord, pour dénoncer ce qu’il croit être une erreur judiciaire. Endossant l’habit prestigieux de l’intellectuel en guerre contre l’injustice, Carlo Ginzburg, qui ne se cache pas d’écrire par devoir d’amitié, a pris la tête d’un véritable mouvement d’opinion : une pétition de plus de cent cinquante mille signatures réclamant la révision du procès circule actuellement en Italie.

Mais Carlo Ginzburg écrit également par devoir de mémoire. Démontant le procès Sofri en s’aidant de sa science des archives judiciaires anciennes, il compare le travail de l’historien à celui des juges sur trois points essentiels où, selon lui, ces derniers ont failli : la valeur du témoignage, la recherche de la preuve, l’utilisation du contexte.

Lorsqu’en janvier 1990 le procès des trois hommes s’ouvre à Milan, l’accusation tout entière dépend d’un témoignage unique et tardif : celui de Marino. L’instruction repose sur le principe juridique dit de l’« appel en cause », largement utilisé lors des procès anti-Mafia et que Ginzburg compare à la procédure inquisitoriale : un inculpé dénonce ses complices et y gagne la prescription de ses crimes. C’est le cas de Leonardo Marino, dont le témoignage est la pierre angulaire du fragile édifice de l’accusation.

Témoignage contradictoire, parfois incohérent, présenté comme spontané, mais produit dans des circonstances douteuses – il sera révélé en pleine audience que Marino a été soumis en secret, durant plus de deux semaines, à des entretiens nocturnes avec des experts de la lutte antiterroriste –, auquel s’accrochent les juges en vertu d’un sophisme, explicitement formulé dans le verdict : « Le récit de [Marino] manifeste parfois sa propre spontanéité précisément à travers l’existence de petites erreurs ou de contradictions marginales lorsqu’il raconte les faits datant de tant d’années auparavant. » Une telle assertion peut être de bonne méthode historique ; utilisée par les juges de Milan, elle devient une machine infernale à récuser systématiquement tous les témoignages qui s’opposent à la version (ou aux versions successives) de Marino. En somme, plus il se contredit, plus on le croit.

Carlo Ginzburg, qui a beaucoup étudié les procès d’inquisition, dit avoir ressenti, à la lecture des actes du procès Sofri, une étrange familiarité. À la fin du Moyen Âge, les inquisiteurs fabriquaient de l’injustice en toute bonne foi ; extorquant des aveux, ils donnaient corps aux monstres qui hantaient alors l’imaginaire social. Il faut lire les pages de Carlo Ginzburg, noires et entêtantes, sur le déroulement de ces audiences. Il faut lire les minutes des interrogatoires où les témoins oculaires, harcelés par la parole écrasante de l’autorité judiciaire, en arrivent à douter de ce qu’ils ont vu. Au terme d’une analyse minutieuse des actes du procès, Carlo Ginzburg croit pouvoir avancer, non pas un verdict, mais une hypothèse d’historien : « Selon toute probabilité, Marino ment ; sans aucun doute, Marino a été cru. »

Commence alors le travail de l’interprétation : pourquoi les juges milanais ont-ils prêté foi à un témoignage d’évidence si faible ? Sans doute, comme le montre Carlo Ginzburg, en élaborant tout un raisonnement à partir du contexte : puisque Marino, militant de base de Lotta continua, dit avoir participé au meurtre de Luigi Calabresi, il faut bien que ce meurtre ait été commandité par les dirigeants de cette organisation politique ; par conséquent, Adriano Sofri et ses amis sont coupables. Ainsi, on glisse tacitement « du plan de la simple possibilité à celui de l’assertion de fait ; du conditionnel à l’indicatif ».

Prenant le contexte pour la preuve, les juges de Milan font toutefois de bien piètres historiens. Certes, en 1972, le climat politique est extrêmement tendu et la violence est latente parmi les groupuscules d’extrême-gauche. Adriano Sofri reconnaît aujourd’hui combien la campagne de presse contre Luigi Calabresi, qu’il avait lui-même orchestrée, fut « une persécution, un lynchage, une agonie distillée ». Nul ne conteste d’ailleurs qu’un militant gauchiste ait très bien pu, dans un acte isolé et désespéré, prendre au mot ces invectives. Mais la thèse des juges est tout autre : c’est celle d’un meurtre froidement commandité par une organisation politique. Or on doit rappeler qu’en 1972, aucun groupuscule d’extrême-gauche n’a encore glissé dans la spirale de la violence qui culminera avec l’assassinat de l’un des dirigeants de la démocratie chrétienne, Aldo Moro, en 1978 : le premier assassinat politique attesté sera celui du juge Coco à Gênes le 8 juin 1976. Un principe élémentaire de méthode historique empêche de considérer tout mouvement gauchiste de 1972 en fonction de ce qu’il deviendra dans les années 1976-1980.

Ce que nous savons en revanche aujourd’hui, c’est qu’en 1972 sévissait un autre terrorisme, qui ne revendiquait pas ses actions, et sur la piste duquel le commissaire Calabresi était peut-être engagé : le terrorisme noir. Qu’écrivait alors Adriano Sofri dans Lotta continua ? Que l’attentat de la piazza Fontana était le fait de groupes fascistes soutenus par certaines forces de l’appareil d’État. Délire idéologique, fantasme du complot ? L’histoire italienne des dix dernières années a montré que, malgré leurs outrances verbales, les militants de Lotta continua étaient encore loin du compte. Qui pouvait alors imaginer l’étroitesse de la collusion entre la démocratie chrétienne et le crime organisé, l’ampleur du pouvoir parallèle de la loge P 2, l’importance de l’organisation anticommuniste secrète Gladio ? Les historiens italiens tentent aujourd’hui de démêler l’écheveau de cette « stratégie de la tension », stratégie de déstabilisation du système politique italien visant à l’instauration d’un régime autoritaire. C’est celle-ci que la cour de Milan ignore en rendant son verdict, alors que la « piste noire », si longtemps négligée par la police, vient tout récemment de relancer l’enquête sur l’attentat de la piazza Fontana.

On l’aura compris, la lecture du livre de Carlo Ginzburg s’impose à tous ceux qu’intéresse le métier d’historien : comme le juge, l’historien doit s’interroger sur la probabilité et la certitude, le témoignage et la preuve, la recherche de la vérité. En comparant ses pratiques avec celles des juges, alors même que pointe aujourd’hui le risque d’une réelle confusion des rôles, Carlo Ginzburg donne une grande leçon de méthode : « Réduire l’historien au juge, c’est simplifier et appauvrir la connaissance historique ; mais réduire le juge à l’historien, c’est pervertir irrémédiablement l’exercice de la justice. »