Le Temps, 22 mai 2014, par Luc Debraine

Le temps qui se fige au détour d’un cadran est une scène-clé de la littérature, du cinéma et des arts plastiques. Restait à l’examiner, et à lui donner du sens, ou plutôt des sens, comme le fait Tiphaine Samoyault dans un essai stimulant.

L’image de la montre cassée serait-elle si fréquente dans la littérature, le cinéma ou les arts plastiques qu’elle nous aurait jusqu’ici échappé, un peu à la manière de la lettre volée dans le conte d’Edgar Poe, trop mise en évidence pour être vue ? Tiphaine Samoyault, essayiste et romancière française, en est persuadée. Elle a filé la métaphore de l’horloge brisée comme un chasseur file sa proie, le pas mesuré, l’œil aux aguets, et en a ramené une gibecière pleine. Parmi ses prises figurent Baudelaire, Breton, Dickens, Kafka, Maupassant, Perec, Proust, Jules Verne ou Orson Welles, qui tous ont ressenti, un jour ou l’autre, le besoin de nouer leur narration avec un étrange oxymore : du temps immobilisé.

La réflexion porte sur la manière dont la fiction est à même de dire ce qu’est le temps : « En conduisant l’enquête, écrit Tiphaine Samoyault, j’ai constaté que l’image de la montre cassée manifestait une telle récurrence et un étoilement si profus de significations qu’elle m’a paru constituer une scène-clé pour comprendre ce qui se jouait dans cette relation au temps. Elle articule en effet d’une manière exemplaire le temps du monde et le temps du dire, au moment où la dernière heure les conjoint. Par le temps mort qu’elle indique, elle autorise cette absence au temps qui est la seule manière de savoir et de dire ce qu’il est. »

Introduire une pendule, montre, réveil ou horloge aux aiguilles stoppées dans un roman, un film ou une œuvre d’art revient à s’écarter du temps compté pour entrer dans un autre temps, moins fermé, plus ouvert, qui avance ou recule à sa manière, quitte à bondir en tous sens comme le Lièvre de Mars dans Alice au Pays des merveilles. À propos, Tiphaine Samoyault cite Lewis Carroll dans la première partie de son essai, lequel est divisé en quatre quarts d’heure et soixante séquences, histoire de rejouer le cadran d’une montre. Les horloges bizarres dont l’écrivain britannique parsème ses contes – certaines marchent à l’envers, d’autres obéissent au bon vouloir de leur propriétaire donnent bien sûr la mesure du temps du rêve, de sa chronologie troublée et de ses inventions visuelles ou langagières.

Métaphore puissante, la montre cassée incarne souvent l’organisme humain, dans son entier ou réduit au seul cour, dont le tic-tac indique la bonne ou mauvaise marche. Voilà ce que suggère Charlie Chaplin lorsque, dans Charlot brocanteur, il examine le vieux réveil qu’un client hagard lui apporte. Charlot ausculte le réveil avec un stéthoscope, lui prend le pouls, l’opère, retire des pièces qui se mettent à tressauter sur le comptoir, le tout devant le client de plus en plus livide, voire mourant au fur et à mesure qu’avance l’opération.

La montre cassée, désorientée, fondue, gelée ou déréglée permet parfois de sortir du temps du monde, tel qu’il s’écoule au jour le jour, pour atteindre l’instant parfait de l’épiphanie chère à James Joyce. C’est-à-dire, écrit joliment Tiphaine Samoyault, « ce moment où les formes sortent d’elles-mêmes pour offrir le spectacle de la beauté, de l’événement imprévisible de leur beauté et de leur évidence inattendue : hors de la fiction, hors du temps compté, une mesure de l’œuvre ».

Mais la montre cassée, c’est aussi, et peut-être même surtout, un temps mort relié au temps de la mort. Dans Les Fraises sauvages, Ingmar Bergman filme des horloges dont les aiguilles sont tombées, une chute reprise par Carson McCullers dans son ultime roman, L’Horloge sans aiguilles. Dans Le Bruit et la Fureur de William Faulkner, le personnage principal se bat littéralement avec sa montre pour tenter d’échapper à l’irrémédiable d’un temps qui s’achève. La bagarre avait beaucoup impressionné Sartre, qui en avait simplement déduit : « Le malheur de l’homme est d’être temporel.»

Avec ses quarts d’heure et ses soixante chapitres, l’essai de Tiphaine Samoyault met en abyme son propos : son livre est une horloge arrêtée, ouverte, puis examinée à la loupe, chaque rouage étant une manière différente de dire le temps dans la fiction, si ce n’est le temps de la fiction. II est aussi une invitation à revenir aux romans, films ou œuvres évoqués, à les lire ou les relire, à les voir et les revoir, quitte à s’écrier, comme Pozzo dans En attendant Godot : « Vous n’avez pas bientôt fini de m’empoisonner avec vos histoires de temps ? Un jour je suis aveugle, un jour nous deviendrons sourds, un jour nous sommes nés, un jour nous mourrons, le même jour, le même instant, ça ne vous suffit pas ? »