Bulletin critique des annales islamologiques, 1994, par Michel Boivin

M.A. Amir-Moezzi est maître de conférences à l’EPHE. Ancien élève de Daniel Gimaret, il s’est fait connaître en 1983 avec une contribution sur la doctrine shî’ite et la politique dans la république iranienne. L’ouvrage dont il est question ici est la version remaniée de sa thèse de doctorat soutenue à l’EPHE. Publié chez Verdier, son titre est révélateur de la problématique retenue par l’auteur : le shî’isme « originel » désigne la période la plus ancienne du shî’isme, celle des imâms eux-mêmes. L’adjonction du terme « ésotérisme » dans le sous-titre laisse supposer que ce travail remet en cause un certain nombre d’idées reçues.

Cet ouvrage renouvelle profondément les études shî’ites parce qu’il démontre que l’imâm, loin d’être un théologien juriste, apparaît plutôt comme un maître de sagesse, doué de pouvoirs occultes ou même magiques (ce qui nous donne une indication sur l’emploi du terme « ésotérisme » dans le sous-titre). En bref, la doctrine imamienne telle que l’auteur la reconstitue fait des imams des Gulât,des extrémistes. Le plan de l’ouvrage est très clair : après l’avant-propos (6 p.) viennent l’introduction (58 p.), une première partie sur la préexistence de l’imâm (82 p.), une deuxième sur l’existence de l’imâm (88 p.), une troisième sur la surexistence de l’imâm (60 p.) et la conclusion (16 p.). Un appendice sur religion individuelle et religion collective (16 p.), une bibliographie (24 p.) et un index (16 p.) achèvent l’ouvrage.

Au vu de l’importance de cette étude, on se demande comment il est possible qu’aucune monographie n’ait été consacrée à cet aspect de la doctrine imamienne. L’auteur l’explique par une conjonction de facteurs tels que l’immensité du corpus, la complexité du sujet et son caractère hérétique. Dans l’introduction, avant d’aborder les sources, il s’attache à l’analyse d’un concept sur lequel reposait toute la représentation traditionnelle du shî’isme : celui de ’aql. Il cherche ainsi à résoudre ce qui constitue la principale aporie de son sujet (ce qui le rend complexe, sans doute) : le fait qu’il n’existe aucune source directe des imâms. L’auteur devra se livrer à une analyse très fine des principaux recueils d’ahbâr pour pouvoir reconstituer le shî’isme imamien.

Quoi qu’il en soit, il distingue deux significations du concept de ’aql : celle de « hiéro-intelligence » – concept aux accents corbiniens – et celle de « raison ». Puis, à partir de ce clivage, il identifie dans ce shî’isme originel un aspect ésotérique et un autre rationaliste. Ce n’est qu’ensuite que les sources sur lesquelles s’appuie cette démarche novatrice sont présentées.

C’est à partir de la fin du IV/Xe siècle qu’un certain nombre de traditions imamiennes hétérodoxes est passé sous silence au profit de la tendance rationaliste des théologiens et des juristes ; l’œuvre d’al-sayh al-Mufid (m. 413/1022) joue un rôle capital dans cette évolution. Jusqu’à cette époque, la tradition « ésotérique non rationnelle », représentée par l’école de Qumm dénommée plus tard ahbari prédomine ; ensuite c’est la tradition « théologico-juridique rationnelle », représentée par l’école de Bagdad ou usuli, qui prend le dessus.

La première partie de l’ouvrage se déploie à partir de l’analyse des concepts de Lumière, de vision par le cœur et de conception/naissance de l’imâm. Le récit de l’Événement primordial s’appuie sur les plus anciens auteurs shî’ites comme Ibn Babuye ou al-Hilli. Cet événement se serait produit entre 2 000 et 14 000 ans avant la création du monde. Dieu fit jaillir de sa propre lumière un rayon duquel il fit procéder un second rayon. Le premier est la lumière de Muhammad, celle de la Prophétie (nubuwwa) et de l’exotérique (zahir) ; le second est celui de ’Ali, celle de l’imamat (walaya), de l’ésotérique (batin). Cette lumière unique fut par la suite déposée par Dieu en Adam et à cause de cela, il fut demandé aux anges de se prosterner devant Adam ; ils le firent à l’exception d’Iblis.

Dans le cadre de l’histoire des idées, l’auteur fait une mise au point importante : « (…) la question de la vitalité d’une croyance ancienne ayant la possibilité d’influencer la forme ou le contenu d’une nouvelle croyance reste encore ouverte » (p. 111). À ce sujet, il rappelle par exemple que la transmission de la Lumière constitue sans doute l’élément le plus important de la notion fondamentale de wasiyya. Le terme technique utilisé est tanasuh, qui devait par la suite prendre la signification chez certains Gulat de « transmigration » (chez les alaouites, par exemple). Il serait par contre on ne peut plus hasardeux de rechercher l’origine de cette notion : l’auteur ne se lance à aucun moment sur ce terrain douteux.

L’excursus consacré à la vision par le cœur (al-ru’ya bi-l-qalb) souligne que cette pratique était une condition indispensable de la vraie foi puisqu’elle seule permet de connaître la réalité de l’imâm, qui équivaut à la connaissance de ce qui peut être connu de Dieu. Ce qui est vu par l’œil du cœur, c’est une Lumière justement, ou plus exactement plusieurs modalités de lumière. Ce passage est important parce que l’auteur réussit à démontrer l’origine imamienne de la vision par le cœur, qui deviendra un concept essentiel du soufisme, aussi bien primitif sunnite, que shî’ite contemporain persan. De la même manière, un certain nombre de caractères physiques extraordinaires attribués aux imâms constituera la base de l’hagiographie mystique populaire.

Après quelques remarques instructives sur la « vie politique » des imâms, l’auteur aborde l’étude de la « science sacrée ». Ce point est de première importance puisque, comme le rappelle l’auteur, jusque-là, tous les travaux relatifs à cette question entendaient par ’ilm imamien la science du Coran et du hadit. En réalité, le ’ilm est une « science initiatique », c’est-à-dire qu’elle vise la compréhension du sens profond des choses (batin), en bref, de l’ésotérisme.

Parmi les sources de cette science se trouve la version originelle et intégrale du Coran « trois fois plus volumineuse que la Vulgate constituée sous le califat de ’Uthmân » (p. 186). L’auteur y consacre une des parties les plus intéressantes (p. 200-228) de l’ouvrage. De la façon la plus convaincante qui soit, il démontre que les imâms ont sérieusement mis en doute l’intégrité de la Vulgate. ’Ali était le seul à posséder une copie de ce Coran qui fut transmise par la suite secrètement d’imâm à imâm. C’est avec Ibn Babuye que ces données sont passées sous silence : sans doute est-ce dû à l’occultation du XIIe imâm et à la persécution que subit la communauté. La description du pouvoir sacré est particulièrement convaincante pour ce qui concerne une des hypothèses de l’auteur, à savoir que les imâms étaient des maîtres de sagesse doués de pouvoirs magiques. En effet, en dehors du Nom suprême que ’Ali prononçait en syriaque d’après les auteurs anciens, la quantité et la nature des pouvoirs magiques qui leur sont attribués sont significatives de la conception de l’imâm : ressusciter les morts, guérir les lépreux, commander aux objets inanimés, chevaucher les nuages.

La dernière partie de l’ouvrage est consacrée au XIIe imâm, le Mahdi. Les auteurs anciens shî’ites furent loin de s’entendre sur le fils du XIe imâm : avait-il, oui ou non, survécu à son père ? Pendant un temps, les partisans de son retour comme Mahdi ne furent qu’une minorité. La notion d’occultation (gayba) a été empruntée aux Kaysaniyya. On peut regretter une fois encore que l’auteur passe sous silence les autres formes d’occultation (gayba, satr) relatives à d’autres sectes shî’ites comme les Bohras, les Druzes ou les Muhammad-Sahites. Au sujet de sa fonction sotériologique, le Mahdi reviendra sur terre à une date secrète pour préparer le monde à la Résurrection, au Tribunal Ultime. La durée de son règne varie selon les auteurs anciens mais elle permettra de vaincre « l’Ennemi », puis, après sa mort, le pouvoir reviendra aux Amis de Dieu, c’est-à-dire aux initiés de l’imâm, jusqu’à la Résurrection.

Sur les causes de l’Occultation majeure (329/941), l’auteur retient les menaces de mort, l’indépendance à l’égard des pouvoirs temporels, la mise à l’épreuve des croyants et surtout une raison cachée, la plus importante, qui sera révélée lors du Retour. Les nombreuses contradictions qui émergent des sources proviennent vraisemblablement de la taqiyya : en effet, l’identité du Mahdi constitue la plupart du temps le secret à garder. L’auteur précise avec raison que la plupart des spécialistes n’ont pas vu que la signification principale de la taqiyya n’était pas la restriction mentale en cas de danger, mais le fait de garder secrets les enseignements cachés des imams. Cette mise au point s’applique à tous les mouvements musulmans ésotéristes.

La conclusion de l’auteur fait le bilan des avancées pratiquées dans les différents chapitres, et elle prépare aussi de nouvelles pistes de recherche. Parmi celles-ci, les Gulât constituent certainement la plus importante. Compte tenu du fait que l’imamisme primitif se caractérise par une quantité importante d’idées hétérodoxes, la distinction entre shî’isme modéré et shî’isme extrémiste devient artificielle. À la fin de la conclusion, l’auteur revient sur l’importance du bâtinisme et de l’ismaélisme, qui diffusèrent les idées extrémistes dans le soufisme aussi bien sunnite que shî’ite, mais aussi dans les sciences occultes islamiques. Malgré les difficultés méthodologiques que soulèveraient une telle entreprise, on est convaincu de l’urgence de cette tâche. À l’issue de cette conclusion, on ne peut d’autre part s’empêcher de poser la question suivante : les ismaéliens ne seraient-ils pas finalement les dépositaires de l’imamisme primitif authentique ?