La Quinzaine littéraire, 16 juin 2008, par Hugo Pradelle

L’entreprise post-exotique

Entre forme nouvelle et approfondissement, similitudes et dissemblances, deux textes qui incarnent les ruminations et les enjeux du « post-exotisme ».

Les deux livres qui paraissent aux éditions Verdier, dans la jeune collection « Chaoïd », possèdent toutes les qualités pour intriguer, pour faire parler de soi, organiser une sorte de mystère, engendrer la curiosité. L’étrangeté des titres accentue la perplexité que le nom de l’auteur avait éveillée ; dès l’abord, on se sent mal à l’aise, accaparé en même temps que soupçonneux. Cet état ne dure pas, nous reconnaissons en effet vite quelques traits qui caractérisent le post-exotisme, mouvement solitaire et démultiplié qu’Antoine Volodine avait créé et formalisé dans un essai Le Post‑exotisme en dix leçons, leçon onze (1998), et le nom de Bassmann fait partie de la liste des auteurs fictifs qu’il rattachait à ce mouvement. Les deux livres s’inscrivent donc, déjà, dans une disposition fictionnelle particulière, obéissent à une stratégie de type hétéronymique, se placent du côté du jeu savant.

Des paysages désolés et neigeux défilent, devinés derrière les parois mal jointes d’un train qui transfère des prisonniers, entassés, vers un lieu de déportation terrifiant ; des villes en ruines dévorées par des pluies torrentielles, dans lesquelles erre une humanité qui peu à peu disparaît ; une mer grise, polluée qui charrie des ordures ; des campements sales où s’affrontent des hommes abêtis d’alcool. L’univers que Bassmann décrit est un monde fait de violence, de répression, un monde que l’on ne peut situer, porté par un mouvement affolé de survie, où s’agrègent politique et spiritualité, et où s’agitent des personnages archétypiques qui tentent un ultime exorcisme pour se perdre enfin.

Portrait d’une société déliquescente, confrontée à la fin de l’utopie communiste dans laquelle de mystérieuses factions s’affrontent sourdement, une société affranchie des règles et dans laquelle s’entremêlent (on pourrait dire s’entrevoûtent) réalité et fantasmes, où le fantastique et le surnaturel (déjoué toujours) parasitent sans cesse le monde réel. Là, sur fond de cendres et de gravats, derniers restes d’une hyper civilisation déchue, se joue la démarche à la fois esthétique – une nouvelle poétique – et politique de ces livres étranges et étrangers, abandonnés en quelque sorte à l’adoration ou à la perplexité du lecteur. Les livres de Bassmann soulignent la poursuite d’une entreprise à la fois visionnaire et régressive, l’exploration des profondeurs.

Avec les moines‑soldats présente des qualités stylistiques neuves qui constituent l’une des grandes réussites de ce volume d’« entrevoûtes » dont certains passages émeuvent particulièrement, tenus entre une sorte de lyrisme fragile et l’expression poétique, presque silencieuse, d’une déréliction absolue et inévitable. L’écriture fait sentir l’hébétude des personnages – Schwahn, Brown, Monge – moines‑soldats perdus qui, obéissant à des ordres venus d’une hiérarchie invisible, traversent cet univers désolé et doivent accomplir des missions dont eux‑mêmes ne comprennent ni le sens, ni le but. Ils doivent exorciser, entrer en contact avec des rêves, des apparitions qu’il leur faut nommer et détruire, faire des rapports, traverser les cauchemars les plus sombres, trouver un moyen d’atteindre à une sorte de compassion et disparaître finalement.
Tout est là, dans cette tension que le post-exotisme propose, dans la disparition des êtres en tant qu’identités, leurs souffles s’échappant, pour constituer une littérature de l’après. Bassmann prend en charge dans ce livre la dimension collective et utopique du projet de Volodine qu’il illustre parfaitement (peut‑être un peu trop) par ces jeux infinis sur les noms, sur la prise en charge de la parole, manière à la fois de provocation et de véritable proposition esthétique. « Ils sont accroupis à proximité avec leur souffle, ils disent des paroles depuis leur souffle et depuis leur bouche, ils sont comme des animaux qui sont en train de mourir devant l’image ou derrière l’image. Ils sont entrés accroupis dans le silence ou dans le bruit langagier de la bouche. Ils disent du souffle, du silence, ils murmurent des espoirs d’image, ils gémissent de la parole, ils crient. Ils disent des paroles qui restent dans la bouche, qui prennent racine dans l’image ou derrière l’image. »

Les Haïkus de prison proposent, sous une forme très différente, celle de l’inscription, de la marque laissée, de la contrainte et du resserrement aussi, une plongée dans un univers encore plus enfermant, plus effrayant peut‑être parce que plus restreint. Élaboré en trois parties, ils constituent les différents moments d’une vie carcérale sombre, absurde et violente : la prison, le voyage et le camp. On retrouve dans ces courts poèmes les obsessions qui hantent tous les textes du post‑exotisme et Bassmann y appuie une dimension politique très forte. Ce choix formel surprenant fonctionne inégalement ; si on ne peut s’empêcher de regretter l’écueil épars de la formule, d’une certaine forme de facilité et de didactisme, cette collectivisation de l’écriture et la dimension mémorielle, en tant que forme même d’une écriture qui se transmet sans nom et sans fin, est particulièrement émouvante et profonde, recouvrant bien l’œuvre post‑exotique, passionnante, pleine de promesses, mais qui parfois court après ce souffle qui l’obsède.