Livres hebdo, 16 juin 2006, par Jean-Maurice de Montremy

Un neveu de Bernhard

Il faut quinze mille pas à Boschiero pour se rendre chez son notaire. Le temps d’un monologue sarcastique où l’italien Vitaliano Trevisan met lui-même ses pas dans ceux de Thomas Bernhard.

Vitaliano Trevisan (né en 1960) vit à Vicence, en Vénétie, tout comme Boschiero, le narrateur de son roman. Les Quinze mille pas est sa première traduction en français. Boschiero vit dans une demeure bourgeoise et possède, sur les hauteurs, une autre maison et un parc abandonnés. Sa vie s’est arrêtée depuis que sa mère est morte accidentellement – disparition suivie de la mort du père. Si bien que les deux fils sont restés sous la garde de leur sœur aînée. Le notaire gère leur fortune. Les deux garçons haïssent Vivence et la Vénétie, haïssent l’emprise immémoriale de l’Église catholique, la bourgeoisie, ses prétentions culturelles et son incroyable rapacité domaniale.

Boschiero sort rarement. Quand il sort, il compte le nombre de ses pas, furieux qu’ils ne correspondent jamais exactement à l’aller et au retour. Sauf aujourd’hui, précisément : il a gagné l’étude notariale en quinze mille pas, il en est revenu en quinze mille pas. Cela mérite un « compte rendu ». Boschiero, en fait, parle essentiellement de son frère, qui vient de disparaître – motif de la visite au notaire détesté. Depuis la mort des parents, le frère vivait dans la phobie de l’abandon. Il ne voulait pas que sa sœur le quitte : pas question d’amours, ni de mariage. Ils devaient rester tous trois soudés, dans la maison. Mais la sœur a voulu se marier, malgré les tirades véhémentes du frère contre les soupirants de la jeune femme.

Boschiero se retrouve donc plongé dans les papiers du frère. Une masse de fragments sur le peintre Francis Bacon, et une autre masse d’écrits sur un projet de réaménagement de la maison campagnarde, révolution des rapports de l’architecture avec la nature. Boschiero tente de donner forme à ces réflexions obsessionnelles, tout en arpentant ses propres souvenirs. Un doute s’installe sur les circonstances exactes de la disparition de la sœur et même sur la personnalité véritable du frère sans cesse invoqué.

Cette « colère immobile » ou cette « immobilité furibonde » évoquent les spirales ressassées chères à Thomas Bernhard. Après tout, la Vénétie n’est pas si loin de l’Autriche et le catholicisme ou la démocratie-chrétienne n’y sont pas si différents. Quant à Boschiero, il se prénomme Thomas…

Il y a chez l’Italien la même verve noire que chez l’Autrichien, le même sarcasme politique, fondés ici sur l’importance des visages et de la topographie – qui sont peut-être une seule et même chose : l’occupation de l’espace, la figure que l’on présente. Les Quinze mille pas, c’est à la fois Main basse sur la ville et D’un ton apocalyptique adopté naguère en philosophie de Derrida. On attend donc avec intérêt le recueil de nouvelles, Shorts, annoncé par Verdier.