Entretien avec Antoine Volodine, par Jean-Didier Wagneur (début)

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Entretien d’Antoine Volodine avec Jean-Didier Wagneur, paru dans Écritures contemporaines 8, « Antoine Volodine – fictions du politique », Anne Roche (éd.), Paris, Minard, 2006. La première partie de cet entretien a été réalisée pour la revue Substance1 et publié en langue anglaise.

L’une des scènes récurrentes de vos romans est l’interrogatoire. Un individu est contraint de parler, d’avouer, de se justifier. Avec notre entretien qui, je l’espère, sera plus pacifique, nous nous retrouvons pourtant dans une situation identique.

Dans mes premiers romans, l’expérience à laquelle je me référais était uniquement policière. L’entretien se déroulait dans des prisons, des caves, des centres de torture. Toutefois, la forme des réponses avait toujours une relation avec la littérature : l’interrogé racontait des histoires en guise de réponse, ou plutôt il les imaginait. Parfois aussi, comme dans Rituel du mépris, il les rédigeait (sur des supports de fortune, de la paille, du papier pourri, dans l’obscurité d’une cage). Assez vite, dès Lisbonne, dernière marge, l’interrogatoire a été mené sur deux fronts : celui du Renseignement et celui de la littérature. Par exemple, dans Vue sur l’ossuaire, la vérité que les enquêteurs traquent avec tant de brutalité est inexplicablement incluse dans un recueil de prose poétique. Ce petit livre devient le centre de toutes les questions. En dépit de leur acharnement à en percer le secret, les interrogateurs ne voient pas l’évidence : il n’y a pas d’énigme, le livre scelle une alliance amoureuse que la laideur de la politique et de la guerre ne peut atteindre. Cette fréquence des situations d’interrogatoire dans mes livres a été, c’est vrai, renforcée depuis que je suis invité, par des chercheurs et des journalistes, à parler autour de mes textes, à avouer mes intentions et à me justifier sur les moyens littéraires que je mets en œuvre. Au risque de paraître malaimable, j’affirme que seuls mes textes contiennent les réponses aux interrogations que vous souhaitez me faire. L’entretien est un exercice auquel je me plie, parce que j’y suis obligé, mais je ne pense pas, sincèrement, qu’il fasse partie de la communication entre mes lecteurs et moi, ou plutôt entre les voix de mes narrateurs et l’amitié de mes lecteurs.

Vos personnages ont l’habitude de ruser en inventant des fictions à l’usage des policiers. Qu’est-ce qui nous assure que vous direz la vérité…

J’ai toujours été extrêmement proche de mes personnages et je l’ai dit et répété. Parfois, pour reprendre une formule de Lutz Bassmann, je crois, il n’y a pas l’épaisseur d’une feuille de papier entre eux et moi. Nous avons donc la même conception de la vérité. Je suppose que, de votre côté, vous avez la même conception de la vérité que ceux qui leur tapent dessus. Ou je me trompe

Qu’est-ce qu’a à dire un écrivain aujourd’hui, plutôt qu’est-ce qui relève de sa compétence d’écrivain ?

On verra plus loin. Je pense, à première vue, que la compétence d’un écrivain s’arrête à l’écriture de ses livres. Le reste, en particulier la voix dans la cité, dans la société, ne relève pas de sa compétence d’écrivain, mais seulement de son talent plus ou moins réel de bavard mondain ou d’agitateur. Ce n’est pas parce qu’on sait fabriquer du texte romanesque que l’on est soudain plus subtil que les autres sur des problèmes de politique ou d’éthique. C’est même plutôt le contraire. Quand un écrivain parle d’autre chose que de ses livres, il vaut mieux faire comme s’il était un politicien officiel, et donc ne pas croire une seconde à la sincérité de son discours.

L’entretien littéraire, dont la généalogie remonte au XIXe siècle, débute en général par des rappels biographiques. L’écrivain a eu un passé, des origines familiales, une formation. Mais en ce qui vous concerne nous ne savons que peu de choses à votre sujet, aussi peu que des narrateurs de vos romans. Est-ce une volonté de vous fondre ainsi dans le monde de vos personnages ?

Si vous voulez, oui. Le monde de mes personnages, comme vous dites, a pour moi un intérêt très grand. Mon activité dans la vie quotidienne, non littéraire, peut représenter pour moi un intérêt, j’en suis même le principal intéressé, mais, à mon avis, elle ne regarde pas la collectivité. Je n’ai aucun désir d’exhiber mon individu et je suis très contrarié par cette curiosité journalistique récurrente, au début de chaque entretien, concernant mon autobiographie. Mes personnages sont souvent des fous, des morts, des rêveurs, des chamanes, des laissés-pour-compte et des Untermenschen. Seul leur présent compte pour la narration, ainsi que leur passé obscur. Certains sont écrivains, des écrivains humiliés et assassinés. J’aurais plus que honte si je me désolidarisais d’eux en me racontant avec complaisance, en livrant des détails futiles sur ma petite destinée personnelle, plus confortable que la leur, beaucoup moins tragique.

Pourtant on perçoit souvent, notamment dans Rituel du mépris, qui gravite autour de l’enfance d’un narrateur, un au-delà de la fiction, quelque chose relevant d’une élucidation personnelle.

L’autobiographie joue un rôle central dans la plupart de mes livres, mais cela ne signifie pas que ma vie à moi soit exposée au fil des pages. Qui parle ? Qui raconte sa vie ? Qui manipule une matière romanesque pour reconstruire son existence ? Certainement pas celui qui se trouve en face de vous aujourd’hui.

Quand je dis que je me sens extrêmement proche de mes personnages, cela fonctionne dans les deux sens, évidemment. Eux aussi sont liés à moi par mille liens physiques, psychologiques, psychanalytiques, et par des expériences communes. Je serais incapable d’écrire un texte qui ne s’appuie pas fortement sur de la matière autobiographique. Cela dit, il faudrait affiner aussi la notion de matière autobiographique. Je l’étends à l’expérience onirique : mon approche du monde est un peu chamanique, les rêves et la réalité ne sont pas des sphères nettement distinctes, ou plutôt il n’existe pas entre elles de hiérarchie en qualité et en vraisemblance. De plus, dans ce système magique, « les autres » et « soi » ne sont pas des entités forcément différentes. On est loin de la tradition biographique occidentale, cartésienne ou proustienne.

L’histoire de soi serait-elle un secret inaccessible n’existant qu’à travers des perceptions illusoires, des fragments d’images et de mémoire ?

Des fragments d’images et de mémoire retenus par le tamis de la fiction, et, j’ajouterai, appartenant aussi à des individus multiples. L’histoire de soi n’est pas inaccessible, à mon avis ; elle est intime et non secrète, certes avec des zones d’ombre, mais que l’introspection ou la psychanalyse rendent facilement visibles. Ce qui m’apparaît certain, c’est qu’elle n’est pas dicible. En effet, elle est brouillée, alourdie, par une telle quantité d’informations qu’il faut en choisir une part infime pour parvenir à se la représenter ou pour la dire. Si on revient ici au début de notre entretien, cette part infime est l’objet d’un affrontement entre un interrogateur et un interrogé intimes. Celui ou celle qui exige des éclaircissements et celui ou celle qui répondent n’ont pas la même idée sur le choix qu’il faut faire pour éclairer sa vie et donc pour la dire.

La biographie d’un personnage, Jorian Murgrave, est le sujet de votre premier roman. Ce n’est pas un thème fortuit.

Dans ce roman, Jorian Murgrave ne prend jamais la parole. Ce sont des marginaux, des fous et des hallucinés qui le font à sa place. Ils sont organisés en une sorte de réseau clandestin international qui souhaite favoriser l’installation de Jorian Murgrave dans leur propre monde onirique, afin que de là il puisse surgir dans le monde extérieur. Ce sont eux qui racontent Jorian Murgrave, son enfance, son arrivée sur terre, ses confrontations avec la police. La biographie obtenue est, par nature, chaotique. Et puis, c’est un premier roman, le chaos est donc un peu plus grand encore. Malgré tout, je pense qu’on a là un bon exemple du discours autobiographique tel que je le mets en œuvre : rêvé, menti, déformé et manipulé par d’autres narrateurs que « soi ».

Quand avez-vous commencé à écrire ?

Ma première histoire a été écrite alors que je ne connaissais pas encore toutes les lettres de l’alphabet, et certainement pas l’orthographe. Le texte date de 1955. Il est écrit au crayon de papier sur trois protège-cahiers. Curieusement, il y avait un titre, et ce titre était : « COMMENCER ». (« Comancer »)

J’ai dû écrire, ensuite, pour continuer. J’ai clairement aujourd’hui l’idée que j’écris pour terminer. Je dois dire que je suis assez intrigué par cette œuvrette primale, car elle contient en germe des thèmes qui traversent plusieurs de mes livres publiés : le voyage, les contacts entre espèces intelligentes mais non humaines, le mystère et la peur, les traces à partir desquelles on reconstitue une anecdote, et même l’histoire en général. 1955… c’est déjà très loin… C’est aussi à cette date que j’ai rencontré Maurice Blanchot pour la première et dernière fois.

Maurice Blanchot ?

Oui. Je prenais des leçons de piano chez sa sœur, Marguerite Blanchot. Comme mon frère et moi étions insupportables, cette délicieuse demoiselle nous avait séparés. J’attendais mon tour de Méthode Rose, assis dans la cuisine. C’était pour moi un lieu étranger et il était dérangeant de stationner là, près du poêle éteint, en face de l’évier en faïence, dans les odeurs de vieille maison. J’étais immobile depuis dix minutes lorsque quelqu’un entra, un homme grand, intimidant. Il cherchait quelque chose parmi les boîtes de fer alignées sur une étagère. Il marmonnait. Il n’a pas tenu compte de ma présence, tout d’abord.

Et ensuite ?

Ensuite, nous avons un peu parlé. Il m’a demandé si je savais où « elle » mettait le sucre. Je pense qu’il parlait de sa sœur.

Et le dialogue entre vous s’est-il étoffé ?

J’étais très gêné. Je ne savais rien sur le sucre. J’ai balbutié une réponse hâtive. Maurice Blanchot est sorti. Il avait l’air déçu. Nos relations se sont alors interrompues, et elles n’ont pas repris à ce jour.

Vos premiers textes paraissent aux Cahiers du Schibboleth. Aviez-vous des fréquentations littéraires, individualités ou groupes ? Vous m’avez dit un jour avoir fréquenté un groupe.

Je rectifie. Les Cahiers du Schibboleth m’ont demandé de petites proses poétiques à partir de 1987. Mon premier texte est bien Biographie comparée de Jorian Murgrave, paru en 1985. Je n’avais aucune fréquentation littéraire à l’époque. Comme j’ai publié mes premiers romans dans une collection de SF, j’ai été en contact avec la mouvance des auteurs de science-fiction des années 80. C’est un milieu à part, les auteurs sont en général beaucoup moins prétentieux qu’ailleurs. Pendant quelques mois, j’ai soutenu les initiatives d’un groupe éphémère, appelé « Limites ». Nous avons produit un recueil collectif de nouvelles, très mal accueilli par la critique spécialisée en SF.

Sur la couverture de Jorian Murgrave, vous déclarez vouloir faire de l’écriture un art martial. Comment faut-il entendre cela ?

Je crois que, sur la couverture, la phrase est complète. « Souhaite pratiquer la littérature comme un art martial : en s’engageant complètement dans chaque livre, comme s’il devait être le dernier avant une mort paisible ». Dans la philosophie des arts martiaux japonais, que je pratiquais avec une certaine intensité à l’époque (en particulier les disciplines liées au maniement du sabre), le combat contre l’adversaire s’accompagne d’un combat contre soi-même, pour atteindre à une sorte de sincérité absolue du corps et de l’esprit. La fin du combat, qu’elle soit sanctionnée par une victoire ou une défaite, peut être paisible si cette sincérité a été atteinte.

Je retrouve aussi de nombreux points communs entre les arts martiaux traditionnels et l’écriture : la répétition du geste, la recherche d’harmonie entre soi et le monde extérieur, la volonté de préserver son intégrité, la recherche de l’efficacité, le refus de l’effet, etc.

Elisabeth Gille qui a lu chez Denoël votre manuscrit vous a dit alors : « On aura du mal à « le » faire passer en littérature générale ». « En revanche, aucun problème pour “Présence du Futur”. Vous n’avez rien contre la SF ? » a-t-elle ajouté. Vous avez modifié quelque peu votre texte. Comment se présentait la première version de Jorian Murgrave ?

C’est déjà loin, j’ai une mauvaise mémoire de mes textes, le manuscrit a été détruit, je ne conserve pas ce genre d’archives. Je crois que l’envers policier de la traque de Jorian Murgrave (ses étapes, ses protagonistes) apparaissait moins nettement que dans la version publiée. On devait avoir surtout les textes des biographes : enfance, adolescence, etc., jusqu’à la mort, et moins de textes « de liaison ». Les éléments « extra-terrestes » n’étaient pas mis en évidence pour expliquer le caractère étranger de Jorian Murgrave, de ses rêves et de ses agissements. Jorian Murgrave était plus une sorte de Grand Transparent surréaliste, mythique, surgi des profondeurs de l’humain, qu’un envahisseur venu d’on ne sait quelle planète. Tout était posé comme une petite somme romanesque bizarre, sans lien avec la science-fiction. Ce devait être assez rude, à la lecture. Les rajouts ont permis au livre de s’insérer sans mal dans la collection « Présence du Futur », mais ils ont aussi certainement aidé le lecteur à pénétrer dans la fiction, à visiter les images.

Promu auteur de SF malgré vous, vous poursuivez l’écriture de vos « OVNIs » (Objets Volodiniens Non Identifiés, comme les a définis Jacques Chambon). Comment avez-vous vécu cette situation assez schizophrène ? Vous viviez réellement la situation de nombreux narrateurs de votre œuvre : écrire pour un autre lecteur que le lecteur de librairie, crypter, masquer…

Avant de publier, j’ai commencé par écrire des livres pour moi-même, des livres ayant un seul lecteur. Je ne les faisais pas circuler, il s’agissait de fabriquer des objets et non d’obtenir grâce à eux une reconnaissance sociale, fût-elle élémentaire et limitée au cercle bien maigre de mes proches. Après la publication, j’ai écrit pour des lecteurs que j’imaginais, par principe, amis ou complices, pour des lecteurs « sympathisants » (je reprends ici le terme utilisé par la police allemande et la presse pour qualifier les milieux susceptibles d’apprécier la rhétorique et les actions de la Fraction Armée Rouge, au début des années 70). Mes narrateurs se sont toujours adressés, par-dessus la tête des policiers qui les obligent à parler, à des auditeurs amis et complices, réels ou imaginaires. La question n’est donc pas de respecter ou non les règles du jeu littéraire officiel, ou d’appartenir à telle ou telle branche de la littérature, ou de savoir si on écrit de la prose destinée ou non à être commercialisée en librairie et sous quelle étiquette, avec quelle caution éditoriale. En ce sens, l’écriture de mes livres est plutôt obstinée que schizophrène : elle ne se soucie guère, même si elle ne l’ignore pas, du lectorat hostile. Elle va de l’avant, quelles que soient la réception et la qualité de l’écoute. Comme vont de l’avant les fictions organisées par mes narrateurs. Une fois le texte terminé, je m’efforce de faire en sorte qu’il existe sous forme de livre, dans les meilleures conditions possibles, afin d’atteindre ses lecteurs amis. Parmi ceux-là, bien entendu, il y a des lecteurs de librairie.

Avec Biographie comparée de Jorian Murgrave, tout un univers semble être déjà donné : pseudonymes, devenir animaux, littérature apocalyptique. Aviez-vous alors un projet esthétique précis et d’envergure ?

Jorian Murgrave est, donc, un premier roman publié. Mais il a été précédé par plusieurs ouvrages non publiés, des textes assez élaborés, en particulier une Anthologie de la Renaissance qui se présente comme une suite d’extraits d’une littérature venue d’ailleurs, analysée par des critiques eux-mêmes très éloignés d’une civilisation humaine identifiable. C’est en constituant cette Anthologie que j’ai élaboré plusieurs formes particulières au post-exotisme, en particulier les Shaggås. C’est aussi avec cette Anthologie que naît l’habitude de considérer qu’un livre est composé de textes polyphoniques, tournant autour de la description plus générale d’un univers détruit, d’un univers d’après la guerre noire et d’après toutes les défaites, un univers en quête de sa propre origine et de ses cultures ou de sa mémoire disparues. Une partie des textes a été reprise dans Lisbonne, dernière marge, mais on peut surtout voir dans ce projet, datant de la fin des années 70, une sorte de prototype de la somme romanesque à venir. Curieusement, je ne me suis pas appliqué à le mettre en prose de façon systématique avec mes premiers livres. Je l’avais à peu près refoulé. Je préfère écrire à l’instinct, sans me soumettre à une théorie ou à un système. Lisbonne, dernière marge a réutilisé le principe de l’Anthologie, mais en le replaçant dans une fiction extrêmement différente de celle que j’avais prévue dix ans avant. Il me semblait que j’épuisais ainsi le sujet, les techniques, cette recherche où la recherche en littérature devenait une recherche policière et une fiction politique. C’est ensuite, après Alto solo, que j’ai admis avoir en fait, tout simplement, en aveugle, d’instinct, écrit des volumes qui pouvaient eux-mêmes prendre en place dans une vaste Anthologie. Alors s’est plus clairement affirmé en moi un projet esthétique et romanesque que j’ai nommé post-exotisme.

Votre formation linguistique vous porte vers la Russie. D’où est venue votre fascination pour cette culture ? Elle accompagnera aussi nombre de lectures d’auteurs peu connus en France ou aux USA. Quel est votre univers de lecteur ?

Je m’éloigne de plus en plus de toute affirmation nationale ou nationaliste, et, s’il y a quelques années j’aurais encore pu être tenté par des confidences sur la part russe de mes origines, je ne le suis plus. Je ne peux plus supporter l’idéologie fondamentalement raciste qui se dissimule derrière les interrogations sur l’origine ethnique, je ne peux plus supporter le calcul que cela sous-entend, comme dans toute culture raciste : celui-là, un quart de sang juif, un quart de sang russe, un huitième de sang mongol, un huitième de sang pur, un huitième de sang sale. On est sur la pente qui conduit aux nettoyages ethniques et aux ghettos. Aujourd’hui, alors que les guerres de religions et les guerres ethniques s’épanouissent, je me sens profondément choqué aussi bien par les questions sur l’origine ethnique que par les réponses, où souvent cette origine ethnique est brandie comme un passeport. à mon avis, revendiquer haut et fort sa particularité ethnique, quelle qu’elle soit, c’est plutôt brandir un passeport pour la mort que faire acte d’intelligence. Je refuse donc, ainsi que mes narrateurs et mes narratrices, mes personnages, une caractérisation individuelle établie à partir du sang et des ancêtres. Je trouve que c’est déjà bien suffisant de pouvoir affirmer qu’on appartient à l’espèce humaine. Comme de cela je ne suis pas tout à fait sûr, au fond, je préfère même me retrouver de temps en temps avec mes personnages dans la catégorie des Untermenschen. Ceux-là au moins n’ont pas à se soucier d’un passeport, on ne leur en attribue pas.

Mais revenons au domaine de la culture. Je me permets de corriger votre question. Je suis imprégné de culture russe, certes, mais l’imprégnation ne recouvre pas forcément une fascination et, depuis bien longtemps, mon contact avec d’autres cultures a modifié en profondeur ma compréhension artistique du monde. Disons que j’ai fait des études universitaires au cours desquelles j’ai beaucoup lu les classiques russes et soviétiques, après avoir été plus tôt touché par la musique, le cinéma, la langue. Pendant une vingtaine d’années, tout en m’intéressant avec passion à d’autres littératures (dont la littérature française, tout de même), j’ai voyagé à l’intérieur des œuvres russes et soviétiques. Mais, depuis, j’ai beaucoup élargi mes domaines d’intérêt. La Russie ne m’a jamais vraiment fasciné, ce qui me fascinait, en fait, c’était la Russie soviétique, la culture soviétique russe, avec sa dimension folklorique russe et ukrainienne, ses sonorités artistiques épiques, populistes, submergeant toute activité culturelle, et, bien évidemment, avec sa dimension politique, dans sa variante Octobre 17 et communisme de guerre : jamais je n’ai éprouvé la moindre sympathie pour le stalinisme, mais, même ensuite, même sous Brejnev ou Andropov, il y avait des miettes qui rappelaient cette période héroïque. J’appréciais ces miettes. Elles ont certainement été mises en scène dans mes livres. On en reparlera sans doute plus loin.

J’en étais à votre question sur la fascination culturelle. Si on veut parler de fascination, on doit mentionner une culture qui m’a ébloui et qui me fascinera encore longtemps, au moins jusqu’à ma mort, et dont la richesse et la diversité sont sans comparaison avec la culture russe : l’océan chinois, la civilisation chinoise depuis ses origines jusqu’à nos jours. De ce monde aux richesses infinies nous reparlerons aussi un peu plus loin, sans doute. Mais, même si ce n’est pas le cas, considérons qu’il s’agit ici d’une proclamation d’éblouissement.

La Commune de Paris, l’année 1917, La Révolution chinoise, la guérilla latino-américaine, Cuba, la Révolution des œillets au Portugal, le Vietnam et le Cambodge, la Fraction Armée Rouge sont des référents indirects du monde de vos romans. Vous êtes attiré par les ruines de l’épique ?

Par l’épique, par l’épopée révolutionnaire, oui, et aussi par les ruines en général. Mais je me sens encore plus attiré par cet extraordinaire et, semble-t-il, inévitable basculement de la révolution vers sa caricature ou sa trahison. C’est un domaine tragique, humainement parlant, mais passionnant d’un point de vue romanesque, car on ne sait pas à l’avance à quoi vont ressembler les ruines. Toutes les surprises sont possibles, y compris les plus affreuses. J’adore cette idée d’une épopée qui dérape vers des formes toujours inédites, inconnues, de cauchemar. Mes personnages se situent à divers moments de ce processus. Ils portent en eux deux certitudes : d’une part, la libération des hommes par la révolution est l’unique activité qui justifie leur séjour sur terre ; et, d’autre part, la révolution est appelée à dégénérer et à les broyer. C’est pourquoi ils sont si à leur aise dans l’univers des camps et des prisons, où les deux certitudes touchent leur point d’harmonie.

« Étouffement des générosités », « agonie vertigineuse des projets utopiques et fraternels » sont des expressions que vous employez pour qualifier la réalité. Avez-vous la haine du réel comme le Murgrave ? Des enfers fabuleux dresse le tableau d’une enfance rebelle. Quelle part a eu la politique dans votre existence ?

Vous revenez sur des aspects biographiques que je ne traiterai que du point de vue de mes personnages, et non d’un point de vue académiquement autobiographique. La haine du réel terrestre est fondamentale chez Jorian Murgrave, et elle se développe dans le livre avec un projet concret de survie ailleurs que dans le réel : à l’intérieur des rêves de quelques « hôtes » humains, amis ou ennemis, dont certains vont devenir les « biographes de Jorian Murgrave ». Il s’agit d’une « possession » agressive, surréaliste, d’une aliénation où les aspects purement politiques sont repoussés au deuxième plan. Les livres qui ont suivi, Un navire de nulle part, Rituel du mépris, Des enfers fabuleux, infléchissent ce refus du réel vers un monde plus politique, pour aboutir à Lisbonne, dernière marge, ou le refus du réel se superpose sans aucune ambiguïté au refus du monde capitaliste. J’ajoute que le refus du réel n’est pas seulement manifeste dans l’activité des personnages, il l’est également dans le type de fiction qu’organisent les narrateurs et les surnarrateurs qui sont placés en amont de la narration, dans la fiction, derrière les romans. Par exemple, si on regarde de près l’univers dans lequel apparaît la fiction, on doit pouvoir se rendre compte que c’est un univers débarrassé du décor capitaliste. Débarrassé volontairement du réel capitaliste. L’univers de tous mes livres est un univers fictionnel gouverné par une volonté idéologique, qui consiste à ne pas reconnaître un statut de réalité au capitalisme, et, en particulier, à ne pas admettre qu’il soit présent dans le décor où héros et héroïnes évoluent. Dans ce refus réside un des procédés magiques des surnarrateurs post-exotiques pour combattre la réalité. Il y a un souci politique permanent inscrit dans la pâte romanesque que je remue pour en faire des histoires. Voilà la part de la politique dans mon existence d’auteur.

La critique a repris souvent l’expression de « terroriste littéraire » à votre égard. Nous faisons cette interview pour une revue universitaire américaine et cela après l’offensive américaine en Afghanistan et avant l’annonce d’une guerre en Irak. Le politiquement correct voudrait que nous évitions cette question ou que nous taisions ce terme. Devons-nous nous cantonner dans la littérature et ses métaphores ? Quel est votre sentiment ?

J’ai toujours été horrifié de voir des opérations militaires ayant des civils pour cibles. Les attentats du 11 septembre sont une monstruosité, le bombardement atomique de villes japonaises est une monstruosité, le massacre de Nankin est une monstruosité. La liste des méfaits militaires contre les civils est extrêmement longue. Aucun n’est tolérable. On assiste aujourd’hui à des types de conflits où des armées suréquipées combattent des populations incapables de parer le moindre coup. Le champ de bataille n’existe plus, la victoire militaire passe par l’étape de la destruction physique et morale de la population adverse, et non de l’armée adverse. Être en uniforme est devenu le meilleur moyen de se protéger en cas de conflit, ne pas avoir d’uniforme est s’exposer à tous les risques de la guerre. C’est insupportable. Les stratèges militaires ont toujours été un fléau pour l’humanité, mais il me semble que, pour la période contemporaine, ils sont pires que jamais. Parmi eux je compte les réseaux d’Al Qaida et autres déments religieux, bien entendu. Sur un siècle, les militaires n’ont cessé d’élargir le champ de leurs attaques contre les civils. Je les considère globalement, et sans opérer de distinction entre les drapeaux. Voilà qui sont les terroristes, les idéologues de la terreur. Je conseille à ceux qui en douteraient d’aller se plonger dans la lecture des ouvrages stratégiques un peu pointus, par exemple ceux qui fleurissaient durant les années 70 (j’ai eu l’occasion d’en lire quelques pages, elles n’ont jamais été secrètes). Qu’on lise les théoriciens de la guerre atomique, des premières frappes et des frappes préventives et de toute cette saloperie. Ils planifiaient, à l’époque, des exterminations de masse, ils spéculaient sur du terrorisme de masse. A-t-on pourchassé et dénoncé ces malfaiteurs ? Non. Ils sont toujours actifs, médaillés, au pouvoir partout sur la planète.

Maintenant, revenons un peu à mes livres. Depuis Lisbonne, dernière marge, les personnages qui sont mis en scène, les narrateurs qui prennent la parole, sont très souvent des nostalgiques de la révolution mondiale. Ils sont pourchassés par la police ou déjà en prison, et souvent aussi ils sont déjà morts. Jamais ils ne se trouvent en position de victoire. Même quand ils rêvent, seule la défaite leur est accessible. Le terme de « terroriste » leur est appliqué par la police, eux ne s’en revendiquent pas : ils ont fait la révolution, participé à des opérations de guérilla, ils ne renient rien, ils ont tout perdu. Ingrid Vogel, l’héroïne de Lisbonne, dernière marge, est la première voix très claire dans ce chœur bizarre et désolé. Elle fuit l’Allemagne où son organisation a été démantelée, elle est terrorisée, elle est folle, elle est écrivain. Les textes qu’elle imagine reflètent son expérience, une expérience cryptée savamment, mais aussi déformée par le délire et par la peur. Elle s’adresse à des « sympathisants », au-delà de ceux qui pourraient tenter de décrypter le texte. Je me suis trouvé, comme toujours pour mes personnages, en totale symbiose littéraire avec Ingrid Vogel. Nous n’étions pas séparés par un millimètre. Qu’on en déduise ce qu’on veut sur mon approche du « terrorisme ». En tout cas, je serais incapable de me glisser littérairement dans la peau d’un type qui pilote un avion tueur, que cet avion ait pour objectif Nagasaki ou le World Trade Center. De telles abjections n’appartiennent pas à ma culture.

Venons-en à votre arrivée à Minuit, maison emblématique du Nouveau roman et, globalement, de cet « après » que l’on n’a jamais pu définir qu’approximativement par le minimalisme ou par la parodie, avec des expériences aussi différentes qu’Echenoz ou Toussaint. La critique a vu en vous, avec la parution de Lisbonne, dernière marge, essentiellement une expérience textuelle, une déconstruction du roman classique dans la suite, disons, de Robbe-Grillet, tandis qu’on pouvait penser aussi à Beckett face aux derniers hommes de votre univers apocalyptique. Quel est votre sentiment devant ces filiations ? L’esthétique du Nouveau roman a-t-elle joué un rôle dans votre « art de raconter » ?

Lorsque Lisbonne, dernière marge a été accepté par Jérôme Lindon, je n’avais aucune notion de littérature française contemporaine. Vous citez les deux seuls noms d’écrivains français contemporains que j’avais lus, Robbe-Grillet vingt ans plus tôt, Beckett dix ans plus tôt. Je ne les ai étudiés ni l’un ni l’autre dans un cadre universitaire, pas plus que je n’ai réfléchi à leur apport dans mon imaginaire et dans les techniques de mon écriture. Mais ils ont dû avoir une influence sur tout cela. Au cours de l’année 1990, j’ai découvert avec bonheur les auteurs du catalogue Minuit, les grands anciens comme Claude Simon et les auteurs de la nouvelle génération, Echenoz, Toussaint, Chevillard, Redonnet et beaucoup d’autres. Si on regarde mon parcours intellectuel et mes connaissances de l’époque, on ne peut que s’étonner de me voir intégrer une culture Minuit que j’avais presque totalement ignorée, jusque-là.

Il y a néanmoins des convergences. Éclatement du personnage romanesque et surtout de l’instance narratrice devenue totalement opaque, dissolution de l’apparente objectivité du réel dans une conscience qui le juxtapose à l’imaginaire, au rêve et aux mythes.

Tout cela existe dans un grand nombre de cultures primitives. Tout cela se pratique couramment chez les chamanes, ce sont des principes intellectuels de base, et pas seulement chez certains marginaux des éditions de Minuit.

Quelles expériences littéraires ont été pour vous les plus importantes, Kafka, Borges ? On a souvent l’impression que les références qu’on convoque à votre propos ne sont jamais les plus pertinentes. En tout cas, les hétéronymes dans le roman d’Ingrid Vogel et la présence de Lisbonne nous amènent à penser à Pessoa.

Peut-être est-ce cela qu’il vaut mieux ne pas faire, convoquer, comme vous dites, des références littéraires, alors que tous les romans que vous voulez cerner se méfient des références littéraires et, la plupart du temps, s’en détournent de façon consciente. S’appliquent à se situer en dehors d’un système de littérature officielle, normalisée. J’aime Kafka, Borges, et aussi des centaines d’écrivains de premier plan, et j’ai été marqué par de nombreux films, par des tableaux, par des œuvres musicales, par des expériences personnelles et par des expériences personnelles vécues par d’autres, racontées, imaginées, rêvées, interprétées, comprises, mal comprises. J’ai du mal à admettre qu’on veuille éclairer mes textes à la seule lumière d’une influence littéraire, et je suis agacé, au fond, quand un nom d’écrivain est lancé pour « expliquer » tel ou tel détail dans la prose que je signe. Je suis agacé quand le nom n’a guère de rapport avec mes lectures et mes réflexions, quand il est tout à fait extérieur à ma sensibilité ; donc quand le critique se trompe complètement. Je suis aussi agacé quand on convoque une référence qui est indéniable, quand le critique a vu juste : car immédiatement, que ce soit avec ou sans gros sabots, on va assister à une réduction du texte. On va réduire le texte à un jeu entre une source définie et une matière romanesque. C’est ce fonctionnement de l’analyse qui me dérange. La matière romanesque a toujours d’innombrables sources, dont la plupart sont déformées par le temps, l’introspection, les doutes, la mémoire. Rien n’est authentique dans la tête. Vous me parlez de Kafka, mais quand je pense à Kafka je ne me souviens pas de l’ensemble de l’œuvre de Kafka. Je ne convoque rien de tel. Je me souviens d’images kafkaïennes qui m’ont traumatisé quand elles se sont projetées en moi, lors de la lecture : la couleur lunaire du sol et le grincement des cailloux sous les semelles quand on exécute K, à la fin du Procès, et une calèche qui sort brusquement d’un placard, dans une nouvelle minuscule dont je serais bien en peine de donner le titre aujourd’hui, à supposer qu’elle existe et que je ne l’ai pas rêvée. Ensuite, mais ensuite seulement, je superpose à cela une connaissance plus raisonnée de Kafka, une connaissance plus convenue, celle qu’on voudrait convoquer et associer à mon travail, mais qui a certainement eu moins d’influence sur moi que ces deux visions très puissantes. Voilà pourquoi il faut prendre des précautions quand on convoque Kafka : tout Kafka ? Ou quoi, de Kafka ? Et quel a été ensuite le travail de la mémoire, de la digestion des informations, des on-dits, des théorisations, etc. ?… Ce qui m’indispose, dans ce type de questions et c’est pourquoi j’y réponds en général très peu, c’est la matrice intellectuelle qui pousse le critique à la formuler : quelque chose de clair, de carré, de réducteur, de définitif, qui est à mon avis terriblement hâtif et terriblement à côté de la plaque…

Pessoa : l’hétéronymie telle que la pratiquait Pessoa, j’en ai eu une idée par l’intermédiaire d’un discours savant sur Pessoa, pas par ses textes, dont j’ai eu une approche très fragmentaire et limitée avant d’écrire Lisbonne, dernière marge. À propos de Lisbonne, dernière marge, il est bon d’évoquer l’ombre de Pessoa, mais il faut lui attribuer une place furtive, seulement la place d’un motif littéraire parmi des dizaines d’autres. Il serait vain de traquer des points de convergence entre les textes d’Ingrid Vogel, qui constituent la charpente du livre, et ceux du poète portugais. Ce serait un travail qui ne reposerait sur rien de sérieux.

Echenoz semblerait être le plus proche de vous dans la mesure où il part aussi d’une « littérature des poubelles » qui dans Lisbonne, dernière marge joue son rôle de révélateur d’un imaginaire occulté par la littérature officielle.

Echenoz subvertit les littératures non nobles, il part de modèles méprisés par la littérature pour fabriquer des objets échenoziens, drôles, extrêmement intelligents, dans lesquels la littérature est présente avant tout à deux niveaux : par la phrase et sa syntaxe humoristique, et par la distanciation dans les émotions et les anecdotes, qui confirme en permanence qu’on se trouve dans un projet impeccablement maîtrisé de subversion du genre (policier, aventures, etc). En ce sens, Echenoz porte à un degré nouveau les recherches et les tentatives littéraires souvent fastidieuses du Nouveau roman, il les ouvre à un contenu et, tout en étant une sorte d’héritier légitime de ce courant Minuit, il le fait vraiment sortir de l’impasse.

Ce que font les « écrivains des poubelles », mis en scène par Ingrid Vogel dans Lisbonne, dernière marge, n’entre pas dans ce cadre intellectuel. Leur statut, le statut qui est donné à leur parole et à leur prose, le statut de leur imaginaire, tout cela est menacé et écrasé par la société totalitaire dans laquelle ils vivent. Les textes ruminés, inventés, visités par Ingrid Vogel et ses hétéronymes ne sont pas destinés à s’insérer dans une littérature marquée par Robbe-Grillet ou par ses héritiers ou imitateurs. Ils n’ont rien à voir avec le Nouveau roman, ils sont aussi étrangers au Nouveau roman que peuvent l’être, par exemple, les grands romans classiques chinois du XVIIIe siècle. Il n’y a, dans ce constat d’éloignement, aucune hostilité. C’est tout simplement que lire les uns à la lumière des autres est une démarche dépourvue de sens.

Aussi, comment vous a lu Jérôme Lindon ? Quel rôle va-t-il jouer auprès de vous ? Connaissait-il vos autres textes ? Ceux-ci sont absents de la rubrique « Du même auteur ». Lorsque vous publiez aux Éditions de Minuit, êtes-vous le « même écrivain » ?

Jérôme Lindon a lu Lisbonne, dernière marge comme un livre qui ne ressemblait à rien, comme une machinerie littéraire inédite, qui fonctionnait selon des règles, disons, un peu surprenantes. Il était surtout intéressé par la forme, par l’architecture du livre, alors que pour moi la forme était seulement le prétexte à exposer des visions, de l’imaginaire baroque, et des histoires nombreuses, sombres et violentes. Jérôme Lindon n’a jamais été un amateur de littératures de l’imaginaire, il suffit de consulter le catalogue Minuit, qui reflète ses goûts littéraires, pour s’en convaincre. Il a sans doute souvent été repoussé par le caractère débridé des images que charriaient mes livres. Cela ne l’a pas empêché de me publier, mais je suis sûr qu’il aurait été heureux de lire de moi un manuscrit plus en phase avec le quotidien contemporain. Au moins un. Un manuscrit plus facile à situer, plus facile à résumer, et donc à défendre.

Pour ce qui concerne mes premiers titres, parus malencontreusement dans une collection de SF, ils disparaissent, en effet, des pages « Du même auteur ». Jérôme Lindon préférait considérer qu’il m’accueillait comme un romancier n’ayant rien produit d’important auparavant, et, pour moi, il s’agissait d’éviter le crispant et inutile débat sur mes relations entre mes petites proses post-exotiques et la science-fiction. Pendant quelques années, mes premiers livres ont donc eu un statut discret, mais pas secret. Dès que les circonstances l’ont permis, j’ai réintroduit ces quatre titres dans la liste. Car bien sûr ils appartiennent pleinement à l’édifice du post-exotisme.

Avec Lisbonne, vous entrez dans ce que vous nommez « la littérature générale ». On peut trouver dans Lisbonne la coexistence de l’univers fantastique de vos premiers textes et un univers plus « classique », celui de la Lisbonne des deux personnages ?

Le terme de « littérature générale » est employé dans le ghetto de la science-fiction, où les écrivains vivent en vase clos, tout en développant des complexes d’infériorité par rapport à ceux qui écrivent de la « littérature générale ». En gros, chacun est content d’être publié dans l’atmosphère tranquille du ghetto, mais espère, à un moment ou à un autre, accéder à une reconnaissance littéraire ailleurs que dans le ghetto. J’avais pour problème d’être un écrivain du ghetto, mais alien dans le ghetto, où la perception de la littérature et la culture littéraire ne sont pas les miennes. J’ai écrit Lisbonne, dernière marge sans me soucier de publication, mais avec la certitude que je ne proposerais pas le manuscrit à un éditeur de science-fiction. Il fallait que je sorte de cette position intellectuellement intenable. Après avoir signé mon contrat avec Jérôme Lindon, je me rappelle l’avoir remercié de m’avoir « sorti du bourbier » où je me trouvais, et Jérôme Lindon, avec sa gentillesse un peu sévère, m’a corrigé en affirmant que je m’en étais sorti tout seul. Pour lui, publier des textes littéraires dans une collection de SF relevait de l’absurde, de l’erreur de jeunesse.Lisbonne, dernière marge devait être pour lui une énigme, mon passé d’écrivain aussi. Mais il est vain de spéculer sur ce que Jérôme Lindon percevait de mes petits livres.

En même temps est ici emblématisé indirectement la lecture qui va être faite de votre monde. Prédation critique, étiquette. Vous décrivez dans ce roman tout un monde de sociabilité littéraire en accomplissant les métaphores littéraires des avant-gardes. Est-ce une vision de la littérature qui sert aussi à faire la guerre ? Derrière certains de ces groupes on peut penser aux formalistes russes et à leur destin.

Afin qu’il n’y ait aucune ambiguïté, je redis ici ce que j’ai déclaré plusieurs fois ces dernières années : la littérature ne sert pas à faire la révolution, la littérature ne sert pas à faire la guerre contre quiconque, la littérature est arrivée à un point de son histoire où sa force dans les événements socio-historique est absolument nulle. Un jour, peut-être, le poète a pesé dans la société. Aujourd’hui, ce n’est plus vrai. Dans l’univers fantastique et politique de Lisbonne, dernière marge, Ingrid Vogel recrée des mondes où la parole poétique est capable de menacer les impostures et les mensonges sur lesquels une société totalitaire est construite, la « société de la Renaissance ». Comme Ingrid Vogel, dans la réalité, est une militante de la clandestinité et de la guérilla urbaine, elle projette dans son livre imaginaire les éléments qui structurent sa propre vision du monde : le combat, la violence, les armes, les luttes fractionnelles, la peur, la police, la folie. Sa vision de la littérature passe par une construction mentale où dominent la passion politique extrémiste, l’action militaire, la destruction du réel par la propagande, la survie grâce au groupe et, en même temps, la douleur d’être seule contre tous. Et c’est seulement dans un deuxième temps que l’on peut colorer ce tableau avec des références littéraires qui seront extérieures à la narratrice et extérieures au fonctionnement de son texte.

C’est seulement dans ce deuxième temps qu’on peut parler, en tant que critique non concerné par le monde d’Ingrid Vogel, des formalistes russes, des débats sur la littérature en Russie de la Révolution à l’Union des Écrivains, des polémiques violentes entre les nombreux groupes de l’époque, c’est-à-dire des années-20, du début des années-30 ; ou qu’on peut réfléchir à l’hétéronymie d’Ingrid en la confrontant à l’hétéronymie de Pessoa. En vérité, je crois qu’on s’aventure là sur un terrain mouvant. On peut admettre chez Ingrid Vogel une certaine connaissance de la littérature mondiale, mais ce qui, en réalité, motive sa prise de parole (indirecte, intime et fantasmatique), c’est une culture de guérilla, de lutte politique jusqu’au-boutiste, de prison, de défaite et de fuite : une culture d’écrivain-soldat. C’est à cette culture, je le répète, que principalement se réfère le livre, et beaucoup moins à une réflexion littéraire.

Le roman d’Ingrid Vogel se déroule au Ve siècle et est une entreprise de compréhension d’une littérature sur une durée de trois siècles. On y assiste à l’histoire d’une « révision » progressive des formes et des contenus par les faussaires, à la perversion des idées humanistes qui débouchent sur la violence et la mort. Les pères d’Ingrid et de Kurt dans l’autre niveau de réalité qui enveloppe ce roman ont été impliqués dans le nazisme, ici « la guerre noire ».

Ingrid appartient à la génération d’après-guerre. En dehors de son parcours politique d’extrême gauche et de ses problèmes psychiques particuliers, elle est une représentante typique de cette génération qui est écrasée par le sentiment de culpabilité d’un peuple entier, mais aussi quotidiennement par la culpabilité mal assumée des parents, par leur silence, leurs semi-vérités, leurs mensonges.

Lisbonne, dernière marge met en scène ces enfants de l’après-nazisme, et ceux-ci, quand ils lisent le livre, s’y reconnaissent, me disent-ils, estiment que le portrait de leur génération n’a pas été trahi. Ils y voient, et je ne les détrompe pas, un roman allemand qui peint de l’intérieur l’Allemagne des années de plomb. Mais l’imaginaire délirant d’Ingrid Vogel dépasse ce cadre réaliste et limité, et très vite la guerre mondiale qui nous est, disons, familière, se transforme en une guerre fantastique, une « guerre noire » qui est évoquée dans plusieurs autres textes post-exotiques (Le port intérieur, Des anges mineurs, Outrage à mygales…). C’est la guerre ultime de l’histoire, pendant laquelle l’espèce humaine s’auto-détruit et disparaît. On est déjà loin du nazisme ; même s’il y a des passerelles métaphoriques d’une guerre à l’autre, la préoccupation des narrateurs d’après la guerre noire est de comprendre si l’espèce pensante à laquelle ils appartiennent a ou non le droit de se réclamer de l’humanité : si, génétiquement, elle est humaine ou autre chose. Cette interrogation génère une angoisse qui marque les représentations du monde d’Ingrid Vogel et de ses hétéronymes, tous obsédés par les problèmes d’identité.

 

1. Contemporary Novelist. Antoine Volodine, dossier préparé par Jean-Didier Wagneur avec des contributions de Pascale Casanova, Anne Roche, Charif Majdalani, Jean-Louis Hippolyte, Lionel Ruffel, Marie-Pascale Huglo, Jean-Didier Wagneur, SubStance, a review of theory and literary criticism, n° 101, volume 32, n°2, University of Wisconsin Press – University of California at Santa-Barbara, 2003. Voir www.substance.org