Télérama, 1er avril 2015, par Marine Landrot

Entremêlant souvenirs personnels et extraits littéraires, l’auteur autrichien compose un vibrant requiem pour ses ancêtres disparus.

Chemin faisant, en Inde, en France, en Ukraine, Josef Winkler ne peut calmer la danse macabre de son esprit. Où qu’il aille, les deuils successifs qui ont frappé sa famille depuis cent ans le hantent. Dans une langue baroque, terriblement magnétique, il retrace ces différentes morts, l’une nourrissant l’autre, par un jeu incessant d’associations d’idées mortuaires. Corps entassés sur des charrettes, au retour de la guerre, mouillant la route de leurs liquides cadavériques, visages surnaturels des aïeuls, où poussent encore des barbes piquantes, dans les cercueils jonchés de fleurs, dépouilles subjuguantes d’enfants mort-nés ou fauchés sur la route, toutes ces extinctions de vie sont racontées comme des naissances, à la fois aveuglantes et éclairantes.

Même les jardins portent la trace de l’au-delà, comme ce potager empiétant sur le terrain du cimetière, dont Josef Winkler se souvient, enfant, avoir mangé les radis noirs, avec la conviction d’entendre les conversations des défunts dans leurs racines. Même la télévision, lorsqu’elle apparaît dans la chambre de son grand-père agonisant, l’oblige « à fixer, les yeux dilatés d’émotion et d’effroi », les images de l’assassinat du candidat à la présidentielle américaine Robert Kennedy. Un climat de violence sourde et nauséeuse règne dans ces souvenirs, incrustés de croix gammées qui apparaissent dans les doublures des chaussons de sa grand-mère, comme dans le trou d’une photo, où quelqu’un a tenté de gratter le sigle nazi qui s’étalait sur une bannière, le long de la façade de la maison familiale.

Pour surmonter cet afflux de souvenirs fétides, Josef Winkler s’appuie sur les livres des autres. En Inde, il marche avec le journal d’Ilse Aichinger, Kleist, mousses, faisans, et les paroles de la romancière juive, première Autrichienne à publier un roman sur les camps d’extermination, en 1945, lui sont d’un très grand secours. Des citations de son recueil poétique et mystique émaillent ce mémorial sépulcral, jusqu’à en faire partie intégrante, dans une belle communauté de pensée. « Ne plus attendre de réconfort, telle est la source de l’allégresse. Le désespoir attend encore du réconfort, il louche, il est pareil à un enfant qui regarde au crible de ses doigts pour voir où les autres se cachent », lui chuchote-t-elle sur le papier. La Mère du titre, c’est elle. Guide invisible, Ilse Aichinger a laissé des livres pour venir en aide aux éprouvés. Josef Winkler s’y cramponne, comme à ceux de Peter Handke, puis de Peter Weiss. Sa marche funèbre est aussi un bel hymne à la littérature, source de connaissance et de réconfort.