L’Histoire, mai 2015, par Jacques Berlioz

Le grand historien italien Giacomo Todeschini montre comment, au Moyen Âge, se construit l’exclusion.

Comment rendre invisibles les humbles, ceux dont le renom n’est pas socialement assuré, et qui en viennent même à douter de leur nom d’hommes ? Le grand historien italien Giacomo Todeschini, professeur à l’université de Trieste, décrit ici non pas la vie des hommes infâmes mais bien, pour reprendre l’expression de Patrick Boucheron qui préface l’ouvrage, « l’infamie des hommes infimes, la vie diminuée de tout un chacun ». Ou comment la société médiévale occidentale a fabriqué ses marginaux, ses « sans-nom », dans un processus implacable de dévalorisation de l’image de soi, dans l’érosion de sa réputation, bien précieux puisque cette société est avant tout celle de l’honneur.

Pour ce faire Giacomo Todeschini interroge la théologie, le droit canon, le droit romain dans ses multiples commentaires médiévaux dont la richesse, malgré les travaux, entre autres, de Jacques Chiffoleau ou de Julien Théry, est encore trop méconnue. Et il traque la mise à l’écart des « infâmes », dans les mots, dans les glissements de vocabulaire, tout autant que dans les réalités économiques.

Parias sont les infidèles (dans leur férocité et leur cruauté), les juifs et les hérétiques. Infâmes sont aussi les pécheurs dont la conduite scandaleuse (prêtre concubin, ivrogne) met en péril l’ordre social. Mais l’infâme notoire est l’usurier, que les parents présentent aux enfants comme un croquemitaine. Non sans paradoxe car l’endettement devient normal au XIIIe siècle. En fait c’est surtout l’arrogance de l’usurier dans le grand jeu des intérêts citadins ou ecclésiaux qui est condamnée, puisque bien des monastères (mais dans un charisme supérieur et indiscutable) pratiquaient cette « vente du temps » sans être inquiétés.

La liste des réprouvés peut étonner. Beaucoup d’activités légales sont considérées comme immorales (prostitution, arts de la scène). D’autres sont jugées utiles et nécessaires, mais perçues comme impures et déshonorantes : bourreaux, gardiens de prison, bouchers, charcutiers, chirurgiens, jusqu’aux teinturiers, lavandières (qui nettoient ce qui est sale) et pâtissiers (qui transforment la matière première). Leurs témoignages lors de procès seront moins crédibles, entachés de soupçon. Quant aux pauvres (magnifique chapitre sur ce sujet), ils ont tendance à être rapprochés des voleurs ou des mendiants professionnels, et à devenir une « majorité à risque ». D’où la tension au XIIIe entre les pauvres volontaires (les Franciscains) et les « vrais » pauvres.

Peut-on se libérer de l’infamie ? L’honneur est-il une valeur négociable ? Comment neutraliser les soupçons ? Todeschini montre combien cela est difficile, voire impossible. Même le pape ne peut rien. Ce qui ne va d’ailleurs pas sans résonance avec notre époque où la presse et Internet peuvent en quelques instants briser une réputation. D’où aussi la condamnation du calomniateur et du diffamateur comme de véritables dangers publics.

Voilà battue en brèche, dans ce livre puissant et dense, l’idée d’un Moyen Âge aux idées limpides et aux identités collectives stables. Où des riches charitables devaient aider des pauvres reconnaissants. Le Moyen Âge est plus complexe, montre Todeschini, et est bien plutôt un temps d’inquiétude, où les élites se protégèrent par la défiance.