Le Magazine littéraire, mai 2015, par Alexandre Gefen
La corde sensible
Monstre sacré de la critique universitaire, il a préféré à l’aridité théorique l’empathie avec l’imaginaire des écrivains. Le nonagénaire est toujours un lecteur attentif.
À ceux qui pensent que la critique universitaire est nécessairement absconse et technique, coupée de la littérature au présent et agitée par des conflits picrocholins et des modes sectaires, conseillons de lire Jean-Pierre Richard : de Littérature et sensation (1954) jusqu’aux Jardins de la terre (2014), l’universitaire et critique français, aujourd’hui âgé de 92 ans, a arpenté avec simplicité et finesse les univers intérieurs des grands écrivains autant que des auteurs émergents dans une langue toujours élégante et accessible. Par une critique qu’il qualifie lui-même de « buissonnière », procédant par « pêle-mêle », c’est autant l’âme de Philippe Djian que celles de Mallarmé et de Flaubert que l’auteur de Poésie et profondeur a cherché à explorer, en ayant contribué à faire reconnaître comme classiques instantanés des écrivains tels que Jacques Réda, Pascal Quignard, Gérard Macé, Pierre Michon et Pierre Bergounioux. Aussi généreux avec les jeunes auteurs (citons encore Maylis de Kerangal, Christophe Pradeau ou Michel Jullien) que sensible aux moindres pulsions fantasmatiques des romantiques qu’il étudie, Jean-Pierre Richard a promu une critique empathique, à l’écoute des échos affectifs et sensitifs, dépeignant des paysages psychiques plutôt que des explications, des obsessions et des fantasmes plutôt que des formes. Cette critique use de métaphores sensitives pour décrire « un jeu de lueurs reçues et envoyées », autrement dit, elle raconte notre dialogue émotif avec les univers intérieurs des écrivains, en empruntant au vocabulaire de la psychanalyse freudienne comme à la théorie des archétypes de Jung : lointaine héritière de Bachelard, elle parle avec notre imaginaire de l’imaginaire des écrivains.
« La théorie, c’est bien, mais ça n’empêche pas d’exister»
« Mes premiers livres ont été publiés dans les années 1950 dans le mouvement de la Nouvelle Critique qui s’écartait de l’histoire littéraire traditionnelle. Nous avons créé une nouvelle méthode, celle de la « critique thématique » », rappelle Jean-Pierre Richard lors d’un entretien à Paris. Mais, à la différence des structuralistes – qui ont pu se comporter sur un mode sectaire –, ce célèbre mouvement s’apparente plus à un « réseau d’amitiés » qu’à un système d’analyse: « J’ai été séduit et transporté par Georges Poulet, d’origine belge, professeur à Édimbourg, qui s’était attaché à décrire et à catégoriser les structures vécues de l’espace et du temps intérieurs des écrivains. Il menait une recherche des archétypes fondamentaux, à la recherche du cogito des écrivains », explique Jean-Pierre Richard. On voit ici ce qui différencie, fondamentalement, dans la génération critique d’après guerre, la critique thématique du structuralisme : loin de décréter la mort de l’auteur au profit des structures narratives et du style et loin de déconstruire la subjectivité au nom de ses logiques subconscientes et involontaires, les « thématiciens » s’appuient sur l’unité et le caractère fondamental de la conscience créatrice de l’écrivain – ce qui a d’ailleurs valu à Jean-Pierre Richard de rentrer en débat tant avec Gérard Genette qu’avec Jacques Derrida.
Contre « la mort de l’auteur », la dimension pleinement individuelle de la création, la nécessité d’une analyse de sa psychologie comme le refus d’une critique scientifique au profit d’une critique créative et subjective sont pleinement assumés par Jean-Pierre Richard : « Mon tempérament m’a conduit à m’intéresser au sensoriel, aux paysages de la rêverie, à ceux de la libido, en m’inspirant plutôt de la phénoménologie. Je n’ai jamais quitté ce terrain de vérité qu’est le parcours de l’espace imaginaire des écrivains. Ce parcours bouleverse le temps ordinaire. La première notion, c’est bien pour moi celle de monde imaginaire. On pourrait écrire le portrait libidinal d’une psyché. La littérature en serait une retranscription. » On voit ici clairement en quoi cette critique de l’imaginaire a divergé de ce formalisme qui a tant marqué l’histoire de la critique française et a fait perdre tant de lecteurs aux sciences humaines à partir des années 1980 : « Le structuralisme, lui, s’est manifesté plus tard en France. Les premiers livres de Roland Barthes et les miens allaient dans un même sens. Mais, plus tard, Barthes a cherché un certain objectivisme de la structure qui me convenait mal. La méthode que j’ai développée s’appuie, elle, sur une sorte de fiction de la création littéraire : par diverses aventures de lecture, j’ai cherché à comprendre la manière dont l’imaginaire a été placé à partir des romantiques au centre de littérature. J’ai fait pour cela des emprunts partiels à la psychanalyse sans pour autant avoir souscrit à l’ensemble de la doctrine et je me suis écarté de la théorie littéraire, lui préférant la critique : « La théorie, c’est bien, mais ça n’empêche pas d’exister », déclarait Freud en citant Charcot », ajoute-t-il.
Ouvrir les œuvres
La phénoménologie magique de Jean-Pierre Richard se fonde sur un goût des existences, une passion des singularités, aptes à ouvrir par l’intérieur des œuvres paralysées par les lectures scolaires, comme à dessiner les paysages résolument nouveaux de nos âmes contemporaines. Sensible aux différences et non aux écoles, attentive aux écarts, et non aux similitudes, indifférente à la question de la représentation et de la vérité : « La critique ouvre les œuvres, elle met du jeu dans les textes en permettant de comprendre différemment les grands écrivains. C’est une critique de la découverte. » Ainsi peut-on comprendre que le travail de Jean-Pierre Richard ait porté tantôt sur les écrivains du Panthéon, tantôt sur le présent : « D’une façon très différente, s’il s’attache à des écrivains contemporains, le rôle du critique est de découvrir et de mettre à disposition des lecteurs, de propager en somme la bonne littérature. » En effet, « après avoir écrit tout ce que j’avais à dire sur les grands écrivains anciens, j’ai comme changé de continent ».
En travaillant sur le présent, le critique universitaire se rapproche de la critique de presse, il se rend sensible aux risques propres à tout choix personnel : « Les auteurs contemporains que j’ai étudiés m’ont tous intéressé et ému, qu’ils soient auteurs de polars comme Fred Vargas ou romanciers et poètes. Parmi eux, Pierre Michon me semble d’ailleurs bien être le principal écrivain de notre époque. Mes choix ont été parfois incohérents. Certains de ces auteurs qui m’ont séduit m’intéressent moins désormais, comme Philippe Djian, à qui je continue pourtant de reconnaître une certaine puissance d’animalité. » Héritiers de Jean Starobinski et de sa fameuse « relation critique » qui insiste sur la dimension imaginative que possède toute réappropriation d’un auteur par le critique, et plus généralement toute lecture, les essais de Jean-Pierre Richard nous proposent donc une conversation particulière, à la fois puissante et indirecte, avec une parole distante, mais aussi avec nous-mêmes : « Un grand écrivain doit susciter un sentiment d’incomplétude. Il doit nous faire nous demander : Qu’est-ce que ce livre est pour moi? », explique Jean-Pierre Richard.
Ainsi, dans Les Jardins de la terre, récemment parus chez Verdier, Proust aussi bien que Vargas font l’objet d’essais éminemment libres et subjectifs. À la recherche du temps perdu se lit sous la plume de Jean-Pierre Richard comme un « enfermement dans l’infinité du sens », un « enfermement qui est aussi une libération », Maryline Desbiolles laisse voir « son désir d’une identité sans terme, peut-être sans frontières », Maylis de Kérangal, créatrice de « l’une des œuvres les plus vives, les plus actives, du paysage littéraire d’aujourd’hui », nous donne à sentir « la logique passionnelle du plongeon », tandis que Fred Vargas nous offre une leçon de « familiarisation avec l’inconnu » : sympathiques jusqu’à la fusion, associatives et analogiques, déliées de tout réductionnisme historique ou formaliste, les lectures de Jean-Pierre Richard ne limitent pas, n’épuisent pas, ne gâchent pas les œuvres qu’elles touchent : au contraire, depuis plus d’un demi-siècle, elles nous permettent de faire nôtres leurs plus intimes secrets.