Le Monde des livres, 15 avril 2016, par Bertrand Leclair

La force de l’habitus

Pierre Bergounioux poursuit son journal. Toujours aussi fascinant.

Fort de ses mille deux cents pages, le quatrième volume du Carnet de notes que Pierre Bergounioux tient depuis 1980 couvre les années 2011 à 2015 et se clôt sur sa préparation à l’édition, provoquant un étonnant télescopage des temps de l’écriture et de la lecture. « Au courrier, les épreuves des années 2011 et 2012 du Carnet de notes. Je constate, à la relecture, combien 2011 a été assombrie », lit-on à la date du mercredi 16 décembre 2015. Neuf jours après, ce travailleur inlassable « attrape tout de suite les épreuves des trois dernières années du Carnet », dont il lui reste pourtant dix pages à écrire. Quelques semaines plus tard, le lecteur a déjà le livre en main, se souvenant non seulement de ce qu’il faisait lui-même, ce 25 décembre qui est le dernier, mais aussi de l’actualité tragique qui l’a précédé (ce qui, d’ailleurs, ne va pas sans provoquer une attente déçue à la date des attentats de novembre, à peine signalés – il est vrai que la mère de l’auteur vient de mourir).

Les temps se rapprochent. Il n’y a pourtant pas si longtemps que l’on découvrait le premier volume de ce Carnet de notes, journal d’une naissance à la littérature entamé quatre ans avant la (publication du premier  livre de fauteur (Catherine, Gallimard, 1984), mais paru en 2006 seulement. Depuis dix ans, la publication régulière du Carnet nous aura donc fait parcourir trente-cinq années d’existence : le jeune homme qui se croyait surnuméraire dans les hautes sphères de la pensée pour  avoir grandi dans la Corrèze des années 1950 atteint désormais cet âge de la retraite où le monde semble compter plus de fantômes que de vivants. La mort est d’autant plus présente que l’accident cardiaque qui avait bousculé le précédent volume fait peser une menace permanente, au point qu’elle en devient fantasmatique : confronté à une tension qui s’affole régulièrement1 11auteur se projette déjà mort, anticipe le désarroi de ses proches, s’effraie des PV qu’il imagine s’accumulant sur le pare-brise de sa voiture.

La fascination du lecteur s’accentue quand apparaît avec une netteté nouvelle l’adéquation parfaite entre le geste d’écriture et les convictions esthétiques qui le sous-tendent. Cette fascination n’est jamais réductible aux qualités du prosateur magistral qu’est Bergounioux, pas davantage à une mécanique de pensée aux rouages impressionnants, huilée par d’incessantes lectures. Elle provient avant tout d’une obstination à consigner les faits en s’en tenant au plus matériel, à rebours d’une pratique de diariste valorisant l’illusion de l’extraordinaire. Bergounioux ne vise pas à s’illustrer ou à se sauver en littérature, mais à noter ses actes et ses gestes. Cela implique de rendre toute leur importance aux habitudes et, à travers elles, de restituer une manière d’habiter le monde, affirmant dès lors une présence, tout comme on peut éprouver l’empreinte de l’autre dans la vie commune et ses routines. Le Carnet se révèle ainsi une mise à l’épreuve quotidienne d’un socle de convictions marxistes : quoi de mieux que l’habitus d’un individu pour révéler les conditions d’existence qui lui auront été faites ?

Malgré les menus agacements inhérents au genre : jugement à l’emporte-pièce sur un auteur, dénonciations épidermiques d’une jeunesse écervelée), la lecture du Carnet rend au verbe « habiter » et à ses dérivés leur richesse inépuisable – un livre aussi peut être habité, ou non, et si l’habit ne fait pas le moine, le style dont nous parons nos habitudes n’a d’autre enjeu que de contribuer à élargir l’expérience de vivre, pour qui n’est pas né dans l’aisance et la langue soyeuse des héritiers.

Qui plus est, et du fait même que l’auteur transcrive son carnet en vue de la publication au fil de son écriture, ce phénomène s’opère désormais en conscience, dans une transparence effective qui implique l’auteur, ses proches – et le lecteur, en miroir. D’où le renversement auquel on assiste, ou comment le dedans, devient dehors. Le Carnet a longtemps été la doublure de l’œuvre en cours, une doublure destinée à rester invisible, aussi nécessaire qu’elle ait pu être à la parution de La Mort de Brune (Gallimard, 1996) ou du foudroyant B-17 G (Flohic, 2001). Ces dernières années, alors que sont parus de courts traités, un recueil d’entretiens et de nombreux livres d’artistes, voilà que l’habit du styliste se révèle réversible. Il se pourrait, en tout cas, que son grand ouvre soit cette doublure tramée dans le temps, sa matière même.