Le Monde des livres, 17 avril 2009, par Stéphane Legrand

La Raison et l’illusion

Il est malaisé d’écrire les confins et les marges, les territoires limitrophes ni tout à fait d’un côté ni tout à fait de l’autre ; autant de zones nébuleuses à mi-chemin entre le rêve et la réalité palpable que notre langage, corseté par son héritage latin, est impropre à nommer. Les Pays-Bas figurent un tel espace aux yeux de Pierre Bergounioux, et c’est là qu’il a établi son séjour pour rédiger Une chambre en Hollande. Un livre difficile à cerner, car écrit justement à la frontière de beaucoup de genres réputés incompatibles – s’agit-il d’un roman se donnant pour prétexte la vie de René Descartes, d’une esquisse de généalogie de la raison occidentale, d’une rêverie géographique, d’une dissertation de philosophie ? Un peu de chaque à vrai dire, mais aucun tout à fait.

Bergounioux revendique depuis longtemps la figure tutélaire de Descartes, qui symbolise la pleine et entière possession de soi, la liberté d’une pure conscience se donnant naissance à elle-même et saisissant la rationalité du monde sur le fond du chaos absurde qui partout l’environne. Autant d’illusions bien sûr. De même, le projet « d’unir enfin, en justes noces, la chose et l’idée » est à peu près aussi réalisable que celui de sculpter des toiles d’araignée avec du brouillard – ce qui est notoirement délicat. Mais Bergounioux aime les combats perdus d’avance, et lorsqu’il les mène, il monte au désastre avec panache.

Le livre s’ouvre ainsi sur une histoire globale de l’Occident qui parcourt au galop, sur une bonne douzaine de pages (tout de même), le temps et l’espace qui séparent la Gaule chevelue et ses « hommes aux grands corps blancs » des « décombres fumants de Berlin » (vintage 1945). Et c’est sur cette toile de fond que se détachent les questions qui animent le livre : pourquoi la Raison s’est-elle déclarée à un moment précis (en 1637, avec le Discours de la méthode) et en français ? Pourquoi le texte où elle présente ses « lettres de créance » fut-il publié aux Pays-Bas après avoir été rêvé en Allemagne ? Et importait-il vraiment qu’elle prît les traits anguleux de cet homme en particulier, le chevalier René Descartes, génie précoce (et nonobstant tourangeau) à la santé fragile, grand voyageur qui connut « l’amour véritable de la guerre » et erra longtemps sur les routes du Nord, avant de s’enfermer dans une chambre en Hollande, où il médita six jours et conquit sur les forces du rêve et de la folie l’assurance d’exister ?

La réponse de Bergounioux est négative. « Il n’importe aucunement […] que ce soit tel homme ou tel autre qui accomplisse la tâche de son temps. » Descartes, sa vie, sa pensée sont absorbés en fin de compte dans l’histoire universelle, les trends pluriséculaires empruntés à Braudel, le grand mouvement d’ensemble de « la composante rationnelle du développement européen », vastes et inhumaines circonstances pour qui cette chambre en Hollande et les idiosyncrasies de celui qui l’occupa ne sont rien – la « Grande Histoire », dieu noir qui dévore les singularités comme Cronos ses rejetons. De sorte qu’Une chambre en Hollande est un livre qui, finalement, se donne lui-même comme inutile et incertain. Superbement inutile, inutilement superbe, on ne sait trop.