Philosophie magazine, juillet 2016, par Philippe Garnier

Le stoïcisme est un héroïsme

[Version longue de l’entretien initialement paru dans le mensuel] Selon les stoïciens, tout se joue dans notre capacité à saisir l’occasion quand elle se présente. Elle est une épreuve pour laquelle chacun doit s’entraîner, explique le spécialiste de la pensée antique Pierre Vesperini.

Pierre Vesperini

Ancien membre de l’École française de Rome, membre de l’Instituto de Filosofia de l’université de Porto et docteur en histoire, il vient de signer Droiture et Mélancolie. Sur les écrits de Marc Aurèle (Verdier), une relecture radicale de l’œuvre de l’empereur philosophe stoïcien.

    « Vous répondiez aussi à La Mousse, qui vous disait : Mademoiselle, tout cela pourrira. Oui, monsieur, mais cela n’est pas pourri. » (Madame de Sévigné, lettre à sa fille, 19 février 1690)

En quoi le fait de vivre dans l’instant présent est-il si important pour les stoïciens (et plus précisément pour Épictète et Marc-Aurèle) ?

Pierre Vesperini : Par « vivre dans l’instant présent », on entend souvent « jouir de l’instant présent ». Ce sens-là n’a rien de stoïcien. Il n’a rien même de spécifiquement philosophique (même si on le rencontre dans la philosophie épicurienne). L’invitation à « cueillir le jour » (carpe diem), pour le dire avec les mots d’Horace, se rencontre partout dans le monde antique : sur les tombeaux, les mosaïques, la vaisselle précieuse, dans les vers des chansons à boire ou à aimer, dans les préceptes des sages, dans les discours des sophistes, dans la tragédie, dans l’épopée. Elle est fondée sur une expérience universelle, si évidente et si terrible en même temps, qu’on pourrait en recueillir les traces, je pense, dans toutes les cultures du monde : dans l’épopée de Gilgamesh, dans l’Ecclésiaste, dans la poésie aztèque, chinoise, etc.

Les stoïciens, eux, ne s’intéressent absolument pas à cette expérience, qui pour la plupart d’entre nous est une expérience tragique : celle de notre mortalité, de la mortalité de ceux que nous aimons, et de la fugacité foudroyante de notre existence : un seigneur anglais du VIIe siècle comparait la durée de notre existence à celle du vol d’un oiseau égaré qui, par une nuit de tempête, traverse la salle d’un château[1]. Il y a d’ailleurs un moment assez amusant chez Épictète, où il imagine qu’un sage, comprenant qu’il est mourant, dit calmement : « Le moment [“kairos”] est venu de mourir. » Et Épictète (comme il en l’habitude) le rabroue : « Qu’as-tu à jouer la tragédie ? Ce n’est pas ça qu’il faut dire. Il faut dire : “Le moment est venu pour la matière de rejoindre les éléments dont elle est issue.” » Donc, non seulement on n’a pas le droit d’avoir de la peine à l’idée de mourir, mais, en plus de cela, on ne doit même pas employer le mot « mourir » ! C’est encore trop beau, trop grand (« jouer la tragédie » a aussi ce sens-là en grec). Le « je » même disparaît comme sujet de ce processus, remplacé par « la matière ».

Ce qui intéresse les stoïciens dans l’instant présent, c’est tout autre chose. Tout part chez eux de cette idée, extrêmement efficace, consistant à partager les choses entre ce qui dépend de nous et ce qui n’en dépend pas. Tout ce qui ne dépend pas de nous doit nous être indifférent. La seule chose qui dépend de nous, c’est ce que nous pensons. C’est à la fois très peu, et en même temps c’est énorme, car toutes nos actions dérivent de ce que nous pensons. C’est là-dessus qu’il faut travailler. Or il y a une autre chose qui dépend de nous, c’est justement le moment présent. Le passé et le futur échappent à notre contrôle. Donc, comme pour tout ce qui dépend de nous, la question que pose l’éthique stoïcienne est la suivante : quel usage (« khrèsis ») vas-tu en faire ? Vas-tu te comporter conformément à l’ordre de l’Univers, c’est-à-dire en accomplissant la tâche (« ergon ») qui t’est échue, que tu sois homme ou femme, citoyen ou esclave, ou bien vas-tu te détourner de cette tâche pour suivre tes misérables affects ? Dès lors, on pourrait dire que chez eux, la grande figure de l’instant présent, c’est l’épreuve. On trouve souvent chez Épictète cette idée que « le moment est venu » de montrer ce que vous savez faire, c’est-à-dire ce que la philosophie vous a appris : « Le moment t’appelle. » N’oublions pas qu’il enseignait à des jeunes gens : c’était un éducateur. Donc, la grande figure du présent, c’est par exemple un supérieur qui vous donne un ordre infamant, un médecin qui vous annonce (à vous ou à quelqu’un que vous aimez) une mauvaise nouvelle, ou même une femme que vous désirez (mais qui est la femme d’un autre citoyen) et qui s’offre à vous (car l’adultère détruit l’ordre de la cité du monde). Vous êtes alors comme un athlète sur le stade, comme un gladiateur dans l’arène (ce sont des métaphores que les stoïciens emploient), et Zeus, qui vous a fait, vous regarde : quel spectacle allez-vous lui donner ? Marc Aurèle a alors ce mot vraiment sublime, je trouve : au lieu de courir aux vestiaires (ou de désirer secrètement y courir), il faut dire à l’instant présent : « Je te cherchais » ; « C’est toi que je cherchais ». Il y a là une grandeur un peu sauvage, presque folle, qui rappelle celle des héros de l’Iliade. La vie, longue suite d’instants présents, est donc une longue suite d’épreuves, de spectacles que l’on offre à Zeus. Même dans les moments heureux que la vie nous donne, dans les moments de grâce, il faut tout de suite, dit Épictète, se dire que ces êtres aimés mourront demain, ou que nous mourrons nous-mêmes peut-être demain. De cette façon, on « s’entraîne » à l’épreuve, à l’instant présent qui pourrait survenir demain. Donc l’instant présent comme bonheur n’existe pas. C’est, pour le dire avec Marc Aurèle, une « matière » (« hylè », en grec) : une matière à exercer sa vertu.

Un des mots grecs par lesquels on peut traduire « instant présent », c’est kairos. Or kairos, c’est aussi l’occasion à saisir, et c’est encore ce qu’il est convenable de faire. Ces trois sens vont ensemble chez Épictète : l’instant présent est une occasion qui se présente à vous, il faut que le sage la saisisse (« je te cherchais ») et accomplisse ce qu’il convient de faire dans cette situation donnée.

Quelle est leur conception du temps ? Un cycle ? Une dimension du mouvement ?

La doctrine stoïcienne sur le temps est notoirement compliquée : les fragments qui nous sont parvenus à ce propos ne nous permettent pas de nous faire une idée claire : parce que ce sont souvent des résumés de leur doctrine – auxquels manquent donc les démonstrations – et parce qu’il est difficile de savoir exactement ce qu’ils entendent par certains des mots les plus importants qu’ils emploient à propos du temps : ils définissent le temps comme diastèma du mouvement : nous ne savons pas de façon certaine si diastèma veut dire « mesure », « dimension » ou « intervalle ». Ils disent que seul le présent existe, et que le passé et le futur huphestanai, que l’on traduit parfois par « subsister », et qu’il faudrait plutôt traduire, je pense, par « être là de façon sous-jacente ». Vous le voyez, ce sont là des points essentiels de leur doctrine du temps, et les savants ne sont pas d’accord entre eux sur leur interprétation. En outre, les témoignages que nous avons sont souvent contradictoires. On peut toujours tenter de les concilier et de parler de « système stoïcien ». Mais nous n’avons aucun moyen de savoir si ces conciliations sont des reconstitutions arbitraires ou légitimes. À cela s’ajoute enfin que le texte de certains passages qui pourraient nous éclairer est corrompu. Bref, tous les ingrédients sont réunis pour faire de la « doctrine stoïcienne sur le temps » ce que les savants appellent une vexata quaestio ! Je vais essayer de faire de mon mieux.

Une des questions qui se posait aux philosophes antiques, c’était de savoir si le temps était quelque chose qui existait, ou si c’était, par exemple, seulement une mesure que les hommes donnaient au mouvement, à commencer par le mouvement des astres (le mois, l’année…). Tel était le point de vue d’Aristote. Nous parlons de « mois », d’« année », mais nous savons que le « mois » et l’« année » ne sont pas des « choses ». Les stoïciens, tout comme Aristote, « lient » le temps au mouvement – que l’on traduise diastèma par dimension, intervalle, etc. Mais chez eux, le temps a une existence propre. On trouve même parfois l’idée que le mouvement mesure le temps, et non l’inverse. Et non seulement le temps existe, mais c’est en fonction de lui que se fait le mouvement (donc aussi le mouvement de l’Univers), et c’est en fonction de lui que tout vient à l’existence. Ils disent aussi que, quand nous parlons du temps, c’est comme lorsque nous parlons de la mer : cela peut désigner une mer en particulier, ou la totalité de la mer. De même, le temps peut être le temps que nous mesurons, ou encore le temps dans sa totalité infinie. Il n’y a donc pas chez eux de distinction entre le temps et l’éternité[2].

Ce temps, comme on peut le déduire du mouvement des astres, est un temps cyclique. L’Univers est périodiquement détruit par le feu, et périodiquement refait. C’est la doctrine de l’ekpurôsis, qu’on traduit souvent par « conflagration ».

Comment peut-on accéder au pur présent si le temps n’est qu’une dimension du mouvement, une « ligne » ? Comment les stoïciens conçoivent-ils le présent ?

Deux remarques s’imposent : d’abord, une fois encore, les témoignages que nous avons à ce propos sont souvent obscurs et contradictoires : par exemple, tantôt seul le présent existe, le passé et le futur étant là de façon « sous-jacente », tantôt il est impossible de saisir l’instant présent, car l’instant est divisible à l’infini, et parler de « présent » n’est qu’une façon de parler « au sens large » (kata platos), et tantôt au contraire le présent correspond à un temps qui dépasse l’instant présent, et comprend aussi bien le passé que le futur, comme lorsque nous disons « cette année » à propos de l’année en cours : on peut désigner ainsi des choses qui ont eu lieu ou qui auront lieu cette année. Mais l’autre remarque que je voudrais faire, c’est que toutes ces discussions sur la nature du temps, ou la nature du présent, sont complètement coupées des discussions sur l’éthique : elles relèvent de la physique, et la physique ici paraît déconnectée de l’éthique. On ne trouve jamais chez Épictète ou Marc Aurèle de discussions sur ces sujets. Et on a le sentiment que, quel que soit au fond le discours physique tenu sur la nature du temps ou du présent, cela ne change de toute façon rien aux principes de l’éthique.

Marc-Aurèle écrit : « Efface l’imagination. Arrête cette imagination. Dans le temps, fixe le présent. » Quel genre d’effort demande de vivre au présent ? Où réside la difficulté ?

Nous sommes aussi faits de passé et d’avenir, et nous y pensons. Marc Aurèle veut rester concentré sur sa tâche d’empereur. Ce qui ici l’en détournait relève peut-être du passé (un souvenir heureux, un remords) ou du futur (un espoir, la crainte d’un complot).

Mais il y a une chose que l’on oublie trop souvent quand on parle de l’éthique antique (stoïcienne ou non) et du temps. C’est que les gens qui nous adressent ces conseils n’avaient pas du tout la même vie, donc pas du tout les mêmes problèmes que nous. Marc Aurèle et Sénèque comptaient parmi les plus grandes fortunes de leur temps. Le public des philosophes était d’abord un public de gens riches (aristocrates, notables, affranchis). Et d’une façon générale, le travail des esclaves et l’exploitation des provinces conquises déchargeait la population des cités (qui constituait aussi le public des philosophes) de la nécessité de travailler. Les artisans travaillaient peu d’heures et se sentaient valorisés par leur travail. En un mot, tous ces gens, contrairement à la plupart d’entre nous, avaient du temps. Ils n’avaient pas à travailler pour vivre. Ils n’avaient pas de soucis matériels. Dans ces conditions, il leur était beaucoup plus facile de « fixer le présent ». Quand quelqu’un aujourd’hui, comme cela arrive dans de nombreux pays, doit choisir entre payer son loyer ou faire soigner un enfant malade, ou, comme cela arrive malheureusement de plus en plus souvent chez nous, n’a pas d’argent pour nourrir, vêtir, et même chauffer ou laver correctement son enfant, allez lui dire de ne pas se soucier de l’avenir ! Par ailleurs, s’il y a une chose qui caractérise l’ensemble de ceux qui font vivre le système de production capitaliste actuel, depuis les travailleurs précaires jusqu’aux patrons des multinationales en passant par les ouvriers à la chaîne et les cadres supérieurs – sans oublier des gens qui, jusqu’à présent, étaient considérés comme en dehors de ce système productif mais sont maintenant de plus en plus sommés de fonctionner sur ce paradigme, comme les médecins et le personnel des hôpitaux, les enseignants de la maternelle à l’université, les chercheurs –, c’est l’accélération de plus en plus folle des cadences : on a découvert récemment qu’aux États-Unis « la grande majorité » des 250 000 ouvriers du secteur avicole ne disposaient pas de « pauses toilettes adéquates » et que certains étaient obligés de porter des couches[3]. Dans ce contexte, faut-il le dire, la notion même de « temps libre » (skholè en grec, otium en latin), c’est-à-dire de temps « pour soi », disparaît. Je ne parle pas du temps de « pause » (de break, comme on dit) : je sais qu’il existe des jours fériés, etc. Je parle du temps nécessaire pour, en quelque sorte, être à soi pendant ce temps de pause. Que ce ne soit pas autre chose qu’un moment de « décompression », mais un moment où l’on est pleinement ce qu’on veut être, où l’on fait ce qui nous réalise pleinement, où l’on se projette dans l’avenir, etc.

Autre grande différence : notre conception de la nature humaine est beaucoup plus complexe, beaucoup plus fine qu’elle ne l’était à l’époque. Nous savons que des traumatismes subis, par exemple, ne passent pas simplement en s’enjoignant de « fixer le présent ». L’éthique stoïcienne est ici extrêmement simpliste. Et de ce point de vue, comme l’avaient repéré Adorno et Horkheimer[4], elle s’accorde très bien avec la tendance des sociétés capitalistes à faire de nous des êtres toujours plus « fonctionnels ». Prenez l’exemple du deuil : celui qui est dans le deuil, par définition, ne vit pas dans le présent. Vous savez qu’aujourd’hui, dans la dernière version du DSM[5], qui est la référence internationale des psychiatres, un état de tristesse qui persiste plus de quinze jours après la mort d’un proche est considéré comme pathologique, susceptible d’indiquer un traitement par antidépresseur[6]. C’était deux mois dans l’ancienne version. Il faut donc redevenir le plus vite possible « fonctionnel ». Mais pour Épictète, être en deuil ne serait-ce qu’un instant est déjà pathologique. On pourrait citer d’autres exemples de dispositions, d’états ou de situations qui suspendent ce temps « fonctionnel » : l’amour, la pitié, la bonté, le remords (ce sont ces exemple qui sont analysés par Adorno et Horkheimer dans leur passionnante analyse de la Juliette de Sade[7]), une passion intellectuelle ou artistique, ou des âges qui lui sont traditionnellement contraires, mais sont maintenant redéfinis en ce sens, comme la vieillesse, décrite maintenant par le DSM comme « un trouble cognitif mineur »[8], ou l’enfance : de là la diminution des activités ludiques dans les écoles maternelles, jugées comme une perte de temps, au profit de l’apprentissage de choses « sérieuses » qui préparent l’enfant plus vite à la vie adulte.

Marc-Aurèle écrit aussi : « Si tu t’engages en outre à ne rien attendre et à ne rien fuir, mais à te contenter de l’action présente, quand elle est conforme à la nature, et d’une franchise héroïque dans ton langage et tes paroles, tu vivras heureux. » N’est-ce pas là renoncer à l’avenir, cela ne sonne-t-il pas comme une attitude de soumission à l’ordre du monde ?

Bien sûr ! Vous savez que les stoïciens furent de grands défenseurs de l’astrologie. Il ne faut cependant pas consulter les astrologues, car connaître l’avenir ne sert à rien, puisqu’on ne peut pas le changer. Ils croient que tout ce qui arrive arrive par un entrelacs de causes nécessaires : c’est le destin. Ces causes nécessaires reviennent chaque fois que l’Univers renaît. C’est la doctrine de l’éternel retour. Les stoïciens disaient, par exemple, que Socrate et Platon reviendraient, de même qu’Anytos – l’accusateur de Socrate –, d’un univers à l’autre. Parfois, comme leurs adversaires leur reprochaient cette extravagance, ils répondaient que ce ne serait pas Socrate ou Anytos, mais des sosies de Socrate, d’Anytos, etc. ! On comprend pourquoi Cicéron pouvait dire, avant Montaigne, qu’il n’y avait pas une idée absurde qui n’ait été formulée par quelque philosophe.

Quoi qu’il en soit, cet enchaînement nécessaire des causes, ce destin, est gouverné par Zeus. Ce destin est un bon destin : c’est la providence. Vous devez donc jouer le rôle que l’ordre du monde vous a assigné : si vous êtes esclave, vous devez être un bon esclave. C’est la raison pour laquelle les philosophes stoïciens s’entendaient à merveille avec les rois hellénistiques ou les empereurs romains. Le monarque était une image du dieu qui gouvernait le monde.

Chez Marc-Aurèle, la plénitude de l’instant est indissociable de la quête d’un soi. Mais qu’est-ce que le « soi » pour Marc-Aurèle ? Où réside, selon-vous, le malentendu de certaines lectures contemporaines ?

Justement, je ne parlerais pas de « quête de soi ». Le « soi » est déjà là. Le « soi », comme le dit Marc Aurèle, c’est la « pensée » (dianoia), c’est-à-dire la seule chose qui dépend de vous. Encore une fois, c’est une idée grandiose : on peut vous découper en morceaux, mais si vous parvenez à penser (et, pour un stoïcien, à comprendre, car, pour eux, c’est vrai, ce n’est pas de l’autosuggestion) que la douleur n’est rien, eh bien ! personne ne peut rien vous faire. Vous êtes libre, vous êtes même plus que libre, vous êtes un dieu. C’est de cela qu’il y a une quête. On oublie de le dire la plupart du temps, mais le but du Stoïcien, c’est de devenir dieu. Le modèle, c’est la représentation de Zeus par le sculpteur athénien Phidias, qu’Épictète donne constamment en exemple. Évidemment, ce projet a également beaucoup fait rire. Mais il y a par exemple un passage étonnant dans Épictète, où il dit qu’il faut être vertueux parce que les dieux sont tels. Autrement dit, s’ils étaient autrement, il faudrait être autrement. Les stoïciens identifient le bonheur à la vertu. Mais le fondement de cette identification, c’est la représentation que les stoïciens se font des dieux.

Devenir dieu, voilà donc l’objet de la quête. Le « soi », encore une fois, est déjà là. Le « soi », c’est ce qu’on pense, puisque ce qu’on pense détermine nos actions. En un autre sens, le « soi », c’est aussi la place que la Providence vous a donnée : citoyen ou esclave, homme ou femme, patricien ou plébéien, père, fils, etc. Toutes ces places constituent des sociétés (familles, cités, grande cité du monde) dont nous devons préserver l’ordre en accomplissant nos devoirs correctement.

Le malentendu contemporain vient de ce que, aujourd’hui, justement, nous avons fait (à mon avis) de grands progrès par rapport à cette vision des choses. Nous pensons que chaque individu est appelé à se réaliser non pas en tant que fonction, non pas seulement – ou non pas d’abord – en tant que fonction, mais en tant que lui-même, en tant que singularité. Et l’on a donc tendance à projeter cette conception sur l’Antiquité. Mais il s’agit en fait d’un héritage moderne, qui nous vient des Lumières, de l’idéalisme allemand et du romantisme. C’est lui qui est à l’origine de tous les progrès que les hommes, au prix de tant de combats, de tant de sacrifices, ont réussi à imposer face à la logique du capitalisme tel qu’il s’est constitué à partir de l’âge industriel. Ce n’est pas un hasard si le temps est au cœur de cette lutte, le temps étant l’autre nom de la vie. Et ce n’est pas un hasard non plus si le temps a pris dans la littérature (chez Proust ou Borges) et surtout dans la pensée moderne une importance qu’il n’avait absolument pas dans l’Antiquité : pensez par exemple à Hegel, à Bergson (et à ses rapports avec Einstein), à Jung (et à ses rapports avec Pauli), à Heidegger, à Sartre, à Deleuze, à Bourdieu, à Ricœur, à Agamben, etc.

Quel temps, c’est-à-dire quelle vie nous est-elle faite par tel ou tel ordre social ? La quête de soi, cet idéal qui nous a été transmis par les Modernes, passe donc par la question du temps de travail, des pauses, des congés, par celle de la retraite et de la sécurité sociale, par celle du salaire citoyen universel, par tout ce qui peut libérer les hommes de leur inquiétude matérielle quant à l’avenir, et enfin par la valeur du temps passé au travail : le drame des bullshit jobs, par exemple, c’est d’abord celui d’un temps gâché, empêchant toute quête de soi. Je pense encore à ces mots d’un ouvrier de chez Fiat : « Ce que je fais, ce n’est pas un travail, c’est la répétition d’un geste physique, cinq cents fois par jour. »[9]

Rien ne me paraît plus étonnant, et peu de choses me paraissent plus belles, que cet entêtement des hommes, héritiers de ce projet moderne, à revendiquer (vindicare sibi, pour le dire avec Sénèque), face à un ordre économique et social qui les nie en tant qu’individus, leur droit à cette « quête de soi », que soit dans le mouvement Occupy, avec les Indignados espagnols, ou avec Nuit Debout. La dignité d’un homme apparaît à l’emploi qu’il fait (et, le plus souvent, qui lui est fait) de son temps.

Comment définiriez-vous la liberté des stoïciens, et celle que développe Marc Aurèle en particulier ? En quoi diffère-t-elle de la conception moderne de la liberté ?

Nous avons donc au départ un ordre cosmique, dans lequel nous nous insérons un bref instant. Vous êtes libre de vous comporter comme un dieu (on peut mourir « comme mourrait un dieu », dit Épictète) ou comme un misérable. Notre liberté s’arrête là. Parfois même, chez Marc Aurèle, cela va plus loin encore : il semble en fait qu’il y ait des gens mauvais par nature. « Celui qui ne veut pas que le méchant commette des fautes, écrit-il, est semblable à celui qui ne veut pas que le figuier porte du suc aux figues, que les nouveau-nés vagissent, que le cheval hennisse, et toutes les autres choses qui adviennent par nécessité. » Il y aurait donc des méchants comme il y a des figuiers et des chevaux. On serait donc méchant par nécessité. Mais cette pensée-là, à mon avis, n’est pas stoïcienne. Chacun peut, s’il le veut, se comporter correctement.

La liberté des Modernes part du principe qu’il n’y a pas de Providence. Tout ordre social (politique, économique, familial) est arbitraire. Y réaliser sa liberté (c’est-à-dire ce « devenir soi-même » dont nous parlions) implique donc ou bien de transformer cet ordre (en tout cas de contribuer à cette transformation) dans le sens d’une plus grande liberté, ou bien de parvenir (sans rien changer à cet ordre) à s’y aménager une place telle qu’on puisse être soi-même, en espérant ne pas être rattrapé par l’ordre politique.

[1] Bède le Vénérable, Histoire ecclésiastique du peuple anglais, II, 13, cité par Henri Bremond, La Poésie pure (Grasset, 1925, pp. 165-166, texte accessible sur Gallica).

[2] Pour une première approche de la conception stoïcienne du temps, lire Anthony Arthur Long et David N. Sedley, Les Philosophes hellénistiques, t. 2 : Les stoïciens (trad. fr. Garnier-Flammarion, 1997), pp. 315-324.

[3] Lire l’article du Guardian, du 12 mai 2016 : « US poultry workers wear diapers on job over lack of bathroom breaks » (« Les travailleurs américains dans le secteur volailler portent des couches au travail du fait d’un manque de pauses pipi »)

[4] Theodor W. Adorno et Max Horkheimer, La Dialectique de la Raison (trad. fr., Gallimard, 1974).

[5] Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders. En français, « Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux ».

[6] Lire Mathieu Bellahsen, La Santé mentale. Vers un bonheur sous contrôle, préface de Jean Oury (La Fabrique, 2014), p. 56. Lire aussi Miguel Benasayag, avec la collaboration d’Angélique Del Rey, Clinique du mal-être. La « psy » face aux nouvelles souffrances psychiques (La Découverte, 2015), pp. 82-83.

[7] Th. W. Adorno et M. Horkheimer, Ibid., pp. 92-127 : « Aucun amour ne peut tenir devant la Raison ».

[8] M. Bellahsen, Ibid., p. 54

[9] Cité dans un livre d’entretiens avec Maurizio Landini, secrétaire général de la FIOM, syndicat italien des ouvriers métallurgistes, Cambiare la fabbrica per cambiare il mondo. La Fiat, il sindacato, la sinistra assente (« Changer l’usine pour changer le monde. Fiat, le syndicat, la gauche absente », Bompiani, 2011, non traduit), p. 48.