Mouvement, septembre 2016, par Catherine Bédarida
Ourse blanche, cirque rouge
Du cirque de l’époque stalinienne au zoo moderne se targuant de respecter les droits des animaux, l’épopée de trois ours polaires racontée par Yoko Tawada, romancière japonaise qui écrit en allemand. Comme elle et des millions d’exilés, ils changent de pays et de langue, occasion pour contempler les humains avec une délicieuse ironie.
Une ourse polaire – une vraie, fourrure blanche et aisance sur glace – est invitée à un congrès de l’ère soviétique. Le sujet : « l’importance des bicyclettes pour l’économie nationale ». Elle y décrit un avenir radieux, la vie à vélo, la simplicité retrouvée, le retour à la nature. Les sbires qui mènent le congrès la contredisent. L’ourse quitte cette clique terne et, de retour chez elle à Moscou, écrit ses souvenirs.
De sa main-patte, elle rédige la première des trois parties du roman Histoire de Knut, car cette ex-reine de cirque entreprend d’écrire son autobiographie. « De la pointe métallique du stylo-plume, je grattais la structure délicate des fibres végétales du papier. C’était aussi bon que de se gratter le dos », écrit-elle. À moins que ces mots lui soient soufflés par Yoko Tawada, écrivain japonaise à l’œuvre déjà conséquente.
Résumons : une oursonne polaire, abandonnée on ne sait pourquoi par sa mère, est recueillie et élevée par des humains. Ses dons exceptionnels la font engager dans un cirque dont elle devient la vedette, au milieu des numéros à bicyclette et autres virtuosités sur roue. Son autobiographie publiée lui vaut les foudres de la censure. On la retrouve à Berlin-Ouest où les bonnes âmes anticommunistes la prennent en charge. Il fait trop chaud à Berlin pour une enfant de l’Arctique et elle s’exile au Canada entant que réfugiée politique.
La dompteuse qui, dans la deuxième partie du roman, raconte la vie de Tosca, fille de la précédente, en connaît long sur les fauves. Après la mort de Staline, elle s’est demandée qui allait dévorer qui, jusqu’à ce que le Cirque national de RDA l’engage. C’est là qu’elle tombe sous le charme de Tosca, une bête de scène, avec qui elle crée le grand numéro du baiser sur la bouche. Drôle de cirque où une brigade de neuf ours polaires fonde un syndicat et, dans un allemand parfait, expose ses revendications. Tosca engendrera Knut, héros de la troisième partie du roman.
On ne racontera pas ici tout le livre et les facéties philosophiques inventées par son auteure, laissant le plaisir aux lecteurs de les découvrir. On dira simplement qu’à chaque génération, ces ours s’exilent, voyagent, émigrent. À chaque étape, ils perdent quelque chose de leur origine – Knut ignore tout de l’Arctique que connaissait encore sa grand-mère – et en gagnent d’autres, des langues, l’écriture, un regard aigu sur les humains qui les entourent.
Japonaise, Yoko Tawada vit en Allemagne, écrit en japonais et en allemand. Sa connaissance fine de la littérature et l’histoire allemande se mêle aux parfums animistes du Japon : « Quand meurent les êtres vivants, leurs souhaits non exaucés et leurs mots non exprimés continuent à flotter sans eux dans l’espace et restent sur Terre comme un brouillard. Que voient les yeux des vivants dans ce brouillard ? », fait-elle dire à l’ancêtre ourse
Née à Tokyo en 1960 d’un père considéré comme un « rouge » et rêvant de Moscou, Yoko Tawada étudie le russe, visite Moscou et, quelques années plus tard, s’installe en Allemagne. Dans son précédent livre, Journal des jours tremblants. Après Fukushima, le ton est à l’essai : elle promène un regard érudit et doucement ironique sur les idées reçues entre Europe et Japon, cueille les fruits de toutes ces littératures, médite sur l’accident nucléaire. Car Yoko Tawada mélange aussi les genres littéraires, passant du roman à l’essai ou à la performance avec, entre autres, la pianiste japonaise Aki Takase.
« J’ai le sentiment qu’écrire, c’est toujours manier une langue étrangère. Écrire c’est traduire », entre plusieurs langues et plusieurs modes d’écriture, de la calligraphie japonaise à l’alphabet romain.