L’Obs, 6 octobre 2016, par Sophie Wahnich

Trois malentendus sur la Révolution

Reprenant les textes de l’époque, le philosophe Jean-Claude Milner montre comment le XXe siècle a déformé l’idée révolutionnaire.

Jean-Claude Milner propose de prendre au sérieux l’événement révolutionnaire. Prendre au sérieux, cela signifie se mettre à l’écoute des voix qui ont porté ses idées, des discours qui les ont formulées, des textes qui les ont façonnées. En somme, de les replacer dans le contexte de leur époque. Cela devrait être évident, mais cela ne l’est pas. Au XXe siècle s’est développé ce que l’auteur appelle une « croyance révolutionnaire », qui n’a cessé d’ignorer que la Révolution française avait d’abord été une affaire de « corps parlants ». Figeant l’événement en une vision mythique, cette croyance lui a fait subir de sérieuses déformations. « La croyance révolutionnaire se voulait héritière de la révolution, mais elle s’est livrée à un détournement », écrit Milner. Avec Relire la Révolution, le philosophe entreprend de corriger sur trois points notre perception de 1789.

Premier malentendu : contrairement à ce que l’on pourrait croire, le temps des révolutionnaires n’est pas celui du « progrès » au sens du XIXe siècle. Dans la langue savante du XVIIIe siècle, mais aussi chez l’historien Polybe, le mot « révolution » désigne les transitions instables entre des régimes stables. Que la monarchie se dégrade en tyrannie, l’aristocratie en oligarchie ou la démocratie en démagogie, il y a, entre ces différentes formes de gouvernement, des « révolutions ». Celles-ci permettent aux sociétés de se régénérer, mais leur instabilité est un danger et elles doivent donc être brèves et préparer un retour à l’harmonie. En 1789, les révolutionnaires sont en quête non d’un grand chambardement mais de régénération et d’harmonie. Selon Jean-Claude Milner, Saint-Just est le premier à ne plus penser la tyrannie comme une dégradation passagère mais comme une menace permanente. Dès lors, la Révolution doit devenir permanente elle aussi, et la Constitution (figure de l’harmonie) devra s’accompagner d’institutions qui donnent à chaque citoyen des lieux pour se faire gardien de la République contre la menace de tyrannie. Cette temporalité-là n’est pas non plus celle du progrès : c’est plutôt le mouvement politique lucide et incessant.

Deuxième contresens : l’acte révolutionnaire ne consiste pas en une « prise de pouvoir » ou dans le départ d’un dictateur, mais en l’ouverture d’un espace délibératif. Être révolutionnaire, c’est opiner et dire ses opinions, les confronter à celles des autres, et penser la manière de régler la parole des uns et des autres pour qu’il n’y ait ni mutisme ni cacophonie. Quand cette délibération cesse, la révolution s’arrête. Soit qu’elle soit glacée par une peur qui fait taire tout le monde soit qu’elle soit devenue la tyrannie de ceux qui s’arrogent le droit de parler et de décider à la place des autres. Les révolutions russe et chinoise ont confondu coup D’État et révolution. Oubliant l’impératif de cet espace délibératif, elles ont donné naissance à un groupe de décideurs supposés dans l’avant-garde du progrès. En ce sens, dit l’auteur, elles ne furent pas des révolutions.

La troisième inflexion majeure opérée par Jean-Claude Milner est de récuser le procès qui, à partir de François Furet, a fait de la Révolution la matrice du totalitarisme soviétique. Et cela pour une raison très claire: au centre de la Révolution, il y a la« Déclaration des droits de l’homme et du citoyen». L’espace délibératif ne peut fonctionner qu’avec cette boussole. Il suffisait à la noblesse de naître pour disposer des privilèges, avait noté Beaumarchais. Il suffit à chacun de naître, ont répliqué les hommes de 1789 et de 1793, pour disposer de droits naturels imprescriptibles : liberté, égalité en droit, sûreté, résistance à l’oppression. À charge pour l’espace délibératif de faire respecter ces droits de l’homme et du citoyen. Car sinon menacera à nouveau la tyrannie – que l’on nomme, dans la langue révolutionnaire, « l’oubli et le mépris [ … ] des droits naturels et imprescriptibles de l’homme».

Cette dernière inflexion permet de comprendre le geste terrible des réfugiés de Calais qui, en mars 2016, face à l’inanité du représentant de l’ONU, institution supposée protéger les droits universels de l’homme, se sont cousu les lèvres. Si les « corps parlants » se voient dépourvus d’écoute, ils en meurent à l’humanité commune, et l’humanité commune en meurt. Sans parole, nous sommes des bêtes féroces. Aucune fin ne peut justifier une trahison de ces droits.

Jean Claude Milner – qui fut lui-même militant maoïste au début des années 1970 – conclut son livre ainsi : « Rien n’efface la Terreur, mais la Terreur n’efface pas la « Déclaration des droits ». » Il suggère même que cette phrase ultime pourrait être la première de son prochain ouvrage. Après une telle relecture, tout est donc rouvert. La question révolutionnaire n’est jamais définitivement réglée, elle reste à délibérer. C’est une bonne nouvelle.