Art Press, février 2017, par Laurent De Sutter
Au-delà de la révolution
Avec des résultats dévastateurs, Jean-Claude Milner s’attaque à un des piliers de la philosophie politique contemporaine : la Révolution française – et, à travers elle, la Déclaration universelle des droits de l’homme et du citoyen.
L’œuvre de Jean-Claude Milner tient de l’hapax : passant les croyances et les idées les mieux partagées du présent à la moulinette d’une logique implacable, elle est une singu larité absolue dans le paysage intellectuel contemporain – la singularité d’un travail dont l’exigence est sans précédent ni annonciateur, et dont le style comme les concepts ne doivent qu’à leur auteur. Ni philosophe, ni historien, comme il l’écrit de manière explicite dans l’introduction de Relire la Révolution, son dernier livre, le seul héritage dont il se réclame est celui de la linguistique structurale et du savoir lettré hérité de la modernité européenne. Mais il s’agit d’un héritage qui tient davantage du fantôme que d’autre chose, l’une comme l’autre ne subsistant plus qu’à l’état de ruine, ou bien transformé de telle manière qu’il ne soit plus possible de le reconnaître sans un vaste effort d’intelligence. C’est du moins le constat qui traverse les différents ouvrages de Milner, de ses premiers écrits de linguiste à ses récents ouvrages sur Harry Potter ou Spinoza : écrire et penser, aujourd’hui, consistent surtout à écrire et penser après l’écriture et la pensée. Certains ont voulu y voir la trace d’une sorte de mélancolie réactionnaire, un revirement par rapport à ce qui avait été la jeunesse maoïste de l’auteur, un temps membre de la Gauche prolétarienne; la lecture de Relire la Révolution devrait régler ce point de manière définitive. Venant couronner plusieurs décennies consacrées à l’observation minutieuse des mots de la politique, ce livre déploie dans toute sa complexité l’horizon normatif que Milner en attend – un horizon normatif qui, davantage qu’un après, dessine désormais un au-delà. Cet au-delà, c’est celui de la révolution française (que Milner orthographie de façon délibérée avec une minuscule), comprise comme le moment de bascule de la modernité dans la « croyance révolutionnaire » – croyance dont nous ne sommes pas sortis. Avec la révolution française, une sorte d’idéal a déferlé sur le monde, suivant lequel il ne pourrait y avoir de politique véritable que du changement absolu, tout programme qui y prétendrait devant s’ordonner à son idée (la cible, ici, est sans doute Alain Badiou). C’est la poursuite de cet idéal, soutient Milner, qui a autorisé tant de penseurs, de camps si opposés, à mesurer à son aune les événements ayant traversé les époques depuis l’âge de la révolution française – à commencer par les « révolutions » russe et chinoise. Dans tous les cas, qu’il s’agît de défendre la continuité entre les événements, ou bien au contraire de la distinguer pour mieux pouvoir les juger, c’est encore l’idéal qui est à l’œuvre, comme une sorte de nasse dans laquelle nous nous trouvons tous pris.
Relire la Révolution, de ce point de vue, se présente comme une tentative de sortir de la nasse, de nous libérer des prises de l’idéal, afin de nous confronter à ce que, adoptant le vocabulaire de Jacques Lacan, Milner appelle le « réel » de la politique. Car il ne faut pas s’y tromper : la révolution française ne prétendait en rien incarner quelque idéal que ce fût ; au contraire, s’il est quelque chose qu’elle a appris à se figurer, c’est qu’il n’y a de politique tenable que du « réel ». Un tel apprentissage se fit à la dure, comme en témoigne l’épisode au quel Milner consacre les plus vastes développements de son livre : celui de la Terreur, et du rôle ambigu mais décisif qu’y joua Robespierre. Relire la Révolution, c’est avant tout relire la Terreur ; et relire la Terreur, c’est relire à la fois ce que signifie le mot « révolution », et ce que contiennent les textes qui s’en autorisent – à commencer par la Déclaration universelle des droits de l’homme et du citoyen. S’ouvrant sur une méditation relative à l’impossibilité dans laquelle le contemporain se trouve de se débarrasser de la « croyance révolutionnaire », Relire la Révolution se clôt donc sur une réinterprétation radicale de ce texte, lu au prisme du réel de la politique.
La survie des corps
Depuis plusieurs années, Milner médite la question de la survie des corps, comprise comme le point sur lequel il est impossible de céder en politique; le réel de celle-ci, selon lui, n’est autre que celui-là : son nouage aux modalités de la survie des corps. Avec la révolution française, ce nouage s’est incarné dans le langage des droits, distinguant ceux de l’homme de ceux du citoyen, mais les inscrivant tous dans l’horizon de l’universel ; c’est là, pour Milner, l’opération qui décide de tout. Que la Terreur n’ait jamais cessé de travailler à la défense de la Déclaration dit assez ce que signifiait « réel », pour elle : que les droits sont ceux de la survie des corps, et que cette survie est tout sauf facile – parce que l’universel lui-même est tout sauf facile. Face à ceux qui prônent un universel de l’idéal, Milner rétorque qu’il n’y a d’universel que du réel ; renoncer à l’idéal est la première étape à franchir pour pouvoir se confronter à la constitution d’un universel qui soit autre chose qu’une croyance. Un universel qui puisse être dit difficile – le seul qui vaille.