Michon chez Barbara, par Christophe Pradeau
Michon chez Barbara
C’est un secret bien gardé. Les critiques n’en ont que rarement fait état. Pierre Michon incarne au cinéma l’écrivain Jacques Tournier, traducteur de Francis Scott Fitzgerald et de Truman Capote, biographe de Carson McCullers, ce même Tournier qui fit paraître en 1983, chez Seghers, l’un des plus beaux livres consacrés à Monique Serf, mieux connue sous le nom de Barbara. Le rôle que Mathieu Amalric a confié à Michon est épisodique mais mémorable. La dernière de ses apparitions est même bouleversante et constitue à mes yeux l’un des deux ou trois sommets du film. Et elle l’est d’autant plus, je crois, que l’on aura reconnu l’auteur des Vies minuscules et des Onze dans l’homme qui se tient face à nous, sur l’écran, avec son dos voûté, son humilité de laboureur ou de bûcheron, pliant sous le faix du fagot, trop occupé à ruser avec la mort pour lever les yeux vers le geai qui s’envole dans le soleil couchant. Jacques Tournier assiste au tournage d’une scène qui le représente lui, tel qu’il était trente ans plus tôt, en tête-à-tête avec Barbara, assis face à elle, chez elle, discutant avec elle du livre qu’il a le projet de faire paraître, passant outre les scrupules de l’intéressée, dans la collection des éditions Seghers, « Poètes d’aujourd’hui », ce qui serait une manière de consécration. Jacques Tournier-Pierre Michon regarde l’acteur qui le représente, qui incarne celui qu’il fut trente ans plus tôt. Il se regarde et il regarde Barbara, Jeanne Balibar jouant Barbara, qui se confond tellement avec Barbara qu’on ne sait plus très bien qui parle, qui chante. Le réalisateur, ou l’un des assistants, crie « Coupez ». La scène est dans la boîte. Pas besoin d’une autre prise. Les accessoiristes, les décorateurs, les machinistes remballent déjà les bibelots, les toiles peintes, les praticables. Les fenêtres, qui donnaient un instant plus tôt sur des arbres, le crépuscule accueillant, confortable, d’une rue parisienne, se heurtent désormais à une paroi aveugle, au mur de briques d’un studio en sous-sol. Jacques Tournier se lève. Il s’avance dans la pièce, qui achève de se vider de son pouvoir d’illusion. Il en fait la remarque à Amalric : ce tableau qu’il pointe du doigt ne devrait pas être là mais accroché sur le mur opposé : il s’en souvient parfaitement ; il l’avait toujours en face de lui lorsqu’il s’entretenait avec Barbara ; ses yeux allaient immanquablement se perdre vers lui lorsqu’il ne savait que répondre, décontenancé par les dérobades, les pas de côté, les volte-face de son interlocutrice. Le visage de Tournier-Michon est une scène où se rejoue l’éternel mélodrame de la sidération. La fixité de ses yeux dit l’émotion d’être ainsi ramené au temps passé, et, en même temps, de ne pas y être, le vertige que cela représente d’être à la fois trente ans plus tôt chez Barbara et ici et maintenant dans un studio de cinéma, pris dans le vertige d’une illusion qui se défait sous vos yeux. Il s’approche du piano pour rendre hommage à l’artiste, qui n’est plus tout à fait Barbara mais une actrice à qui il revient d’incarner Barbara, Brigitte, c’est le nom qu’on lui donne, Brigitte ou Jeanne Balibar, car on n’oublie jamais tout à fait qu’il s’agit de Jeanne Balibar mais une Jeanne Balibar drapée dans la mémoire de Barbara, et dont le moindre geste donne le sentiment qu’il résulte du libre jeu en elle des souvenirs de l’auteur de Göttingen.
J’ai tout de suite eu le sentiment qu’Amalric, en lui offrant ce rôle, entendait nous dire quelque chose de Michon, du grand art de Michon, que le choix de donner un rôle comme celui-ci à un écrivain comme Michon devait s’entendre comme un authentique geste critique.
Il y a vingt-cinq ans de cela, Michon déclarait dans un entretien : « Ce que j’aime dans le fait de prendre des personnes qui ont existé, c’est redonner vie. C’est la vieille thématique de la résurrection des morts, du Jugement Dernier, que les corps triomphants de nouveau se lèvent, marchent, et, l’espace de trois phrases, dans l’esprit des lecteurs, se lèvent, marchent et vivent. » Tout l’art de Michon est dans ce suspens : « l’espace de trois phrases ». C’est l’instant alcyonien de l’illusion, la victoire brève, douteuse, mais qui brûle en nous comme une illumination, qu’il arrive quelquefois à l’art de remporter quand il trouve en lui la force de s’opposer à la mort et à l’oubli, en lui objectant sa puissance d’affirmation. Et cette victoire est d’autant plus bouleversante que le cinéaste ou l’écrivain ne cherchent pas à en dissimuler l’insondable fragilité. C’est ce même « espace de trois phrases » qui est au cœur de l’entreprise d’Amalric dans Barbara : ressusciter, vaincre le temps qui passe, s’avancer aussi loin qu’il est possible dans le mystère d’une vie disparue, d’une conscience qui a été ; et ne jamais dissimuler tout ce qu’il faut d’artifice, d’abandon au pathos ou de pathos tenu en bride, pour réaliser ce miracle. C’est cet équilibre si difficile à tenir, qui demande pour que l’on s’y tienne le courage d’une virtuosité tout à la fois fervente et sans illusion, qui suscite l’intense vibration qui nous submerge si souvent à la lecture des pages les plus accomplies de Michon.
Cet art suppose l’invention d’un haut langage. Michon en a trouvé le secret dans la façon qui est la sienne de dire le plus prosaïque, le plus quotidien, le plus ordinaire, ce qu’il appelle le minuscule, dans la langue la plus tenue, une langue qui redonne au français toute sa mémoire, et cela sans tomber dans l’emphase, le ridicule du compassé, dans l’empoussiéré et la désuétude, mais en donnant à chaque instant le sentiment d’une parfaite justesse, d’une adéquation entre la hauteur du style et la modestie de l’objet. C’est, aussi bien, qu’il n’y a pas de plus haut sujet que le sien : il n’est jamais question dans ses livres que de ce scandale à couper le souffle que quelque chose fut qui n’est plus, de ce vertige qui nous prend à considérer ce que nous sommes, nos existences abîmées par le temps, ce gouffre qu’il creuse en nous, où nos souvenirs se confondent avec ceux des autres, où je rejoins en moi tous les temps et tous les lieux.
Une phrase, à la fois modeste et fulgurante, contient à mes yeux tout l’art de Michon, comme une matrice, un bourgeon ou une promesse de tout ce qui allait suivre. On la rencontre à la première page du premier livre, à l’ouverture de la « Vie d’André Dufourneau », la première de ces « vies minuscules » qui, en s’enchaînant les unes aux autres, en s’aboutant, en se chevauchant, en se tuilant, finissent par former quelque chose comme une ligne de vie, la forme anguleuse, hérissée, aux multiples lignes brisées, d’une autobiographie par les autres, par le détour des autres en soi, tels qu’ils vous habitent, que vous les ayez côtoyés ou juste frôlés. André Dufourneau, orphelin, placé par l’assistance publique comme garçon de ferme chez les arrière-grands-parents maternels de Michon, s’en est allé au loin chercher fortune sous d’autres arbres, un ciel bien différent de celui qui l’a vu naître. Il revient, un jour de l’été 1947, après des années, trois longues décennies d’absence. Les regards qui se croisent hésitent à rétablir l’autre dans l’identité qui est la sienne : « Plus tard, il dit avoir cru reconnaître en moi la toute petite fille qu’était ma mère, pareillement infans et débile encore, quand il partit. Trente ans, et le même arbre qui était le même, et le même enfant qui était un autre. » La phrase a l’efficacité d’un changement à vue. Elle vous coupe le souffle à la façon de ces grands effets de manche opératiques qui exigeaient des machinistes grimpés dans les haubans du Palais Garnier ou de Bayreuth l’agilité d’un matelot de cinq-mâts. Elle concentre en elle, en le resserrant, en l’adaptant à l’usage des vies minuscules, le pathos, supérieurement romanesque, des « vingt ans après », celui des épilogues de la grande tradition du roman réaliste, celui de L’Éducation sentimentale et d’Aurélien, ou celui, à la fin du Temps retrouvé, du « bal de têtes » et de ses échasses hésitantes avec vue imprenable sur le gouffre des années enfuies. Michon se saisit d’André Dufourneau au moment où finissent les romans, à l’instant précis où ils font la culbute dans le Temps. Il nous le rend présent, fait de sa vie quelque chose d’inoubliable, d’incroyablement incarné, d’aussi intime que nos propres souvenirs. Mais tout cela, l’espace de trois phrases… André Dufourneau est là, parmi nous ; et soudain Michon, comme Amalric dans Barbara, comme Jacques Tournier, s’avance sur la scène, se mêle aux acteurs ; on range les accessoires… « Il regarda les visages nouveaux sous la lampe, surpris ou émus, souriants ou indifférents ; il eut une pensée que nous ne connaîtrons pas. »
Christophe PRADEAU
Texte prononcé le samedi 16 septembre 2017, au Centre Georges Pompidou, dans le cadre de la manifestation « 40 ans/40 romans ».