Le Magazine littéraire, mai 2007, par Claude-Michel Cluny

Aux pays des désastres

Ilse Aichinger publia son unique roman, Un plus grand espoir, en 1948. Elle fut l’une des premières à aborder la question des persécutions nazies dans une fiction, d’inspiration autobiographique.

Lecteur, qui entre dans le monde d’Ilse Aichinger, abandonne sur le seuil l’inutile bagage de la logique. Ou retrouve celle de ton enfance, que tout dans ces pages, roman, impressions et nouvelles, t’invite à réinventer. Réapprendre les pouvoirs de la langue capable de dire les rêves et d’approcher ce cauchemar qu’est alors la réalité, c’est la leçon de l’Autrichienne demi-juive qui eut 15 ans au moment de l’Anschluss. Leçon admirable et demeurée sans équivalence dans la littérature germanique qui survécut au nazisme. L’héroïne d’Un plus grand espoir est plus jeune que son auteur lorsqu’elle tente de rejoindre sa mère en Amérique, d’échapper à la haine puis à la guerre déchaînées. Il s’ensuit que le regard porté sur les choses, les gens et les heures n’est ni tout à fait d’une enfant, ni d’une adolescente avertie.

Dans sa postface, Jean‑Yves Masson note que « nous avons donc affaire à une autobiographie transposée, mais aussi fragmentaire » ; paradoxalement, cette anomalie romanesque tient son efficace et son originalité de se composer « de nouvelles reliées par des fils thématiques extrêmement forts ». Thèmes dont certains vont réapparaître dans les textes étranges de deux recueils, « L’Homme ligoté », puis « Discours sous le gibet », regroupés ici sous le titre Eliza Eliza. Tout déconcerte dans l’œuvre d’Aichinger. À commencer par le premier petit poème en apparence anodin du Jour aux trousses1 : « Car que ferai‑je/s’il n’y avait les chasseurs, /mes rêves/qui redescendent le matin/l’autre versant de/la montagne, dans l’ombre. » L’interrogation constante, l’ombre et le jour, la pente à gravir ou redescendre, l’autre face, ou l’autre rive des choses jalonnent, parmi les obsessions essentielles d’Aichinger, les scènes du roman ou ponctuent les récits et nouvelles.

Oui, tout déconcerte, et d’abord l’approche des choses. Par cette distance de « l’enfance » à la réalité, par la singularité des comportements, la présence d’un bestiaire moins héraldique que débonnaire, par l’invention surprenante des situations et des sujets. Les textes de longueur inégale, de la short story au poème en prose, sont souvent des merveilles inclassables. L’Homme ligoté, qui, après Un plus grand espoir, renouvela l’intérêt critique sur Aichinger – notamment celui du Groupe 47, auquel elle allait se rallier –, n’est pas sans parenté avec Kafka. Bien des récits brefs ont des accents, ou traduisent des comportements proches de ceux d’Alice, tombée ici au pays des désastres. Pourtant, mais on ne le lit plus, on a grand tort, comment ne pas évoquer l’écriture et l’invention, une touche aussi d’humour grinçant – rapprochement inattendu, j’en conviens –, de Cingria ? Voyez « Hérode », ou « Nouvelles du jour », et « Souvenirs pour Samuel Greenberg »…

Le vieil Hérode en robe de chambre verte gravissant la colline, avec sa femme et son lion, a le charme incongru, irréaliste, mais concret d’une toile de Chagall. Ilse Aichinger possède le don de faire rêver sans nécessairement quitter le sol comme il plaît aux violoneux du peintre. Ce qui reste indécis est le sens de la route, le chemin des ponts sur la liberté, la voie de l’étoile. « Mais il était facile, chemin faisant, en montant et en descendant les collines, de continuer à tisser cette toile d’or de leurs mots qui ne devenait pas plus serrée, mais dont le moment venu elle perdait le fil, si bien qu’elle ne pouvait tout reprendre au début. » Un infini désir de reprendre au commencement – au premier jour du monde ? D’échapper à l’enfermement, au naufrage, à la peur de la peur…

Une des scènes les plus longues et les plus tragiques du roman met en scène le suicide de la grand‑mère. Cela est écrit sans une ombre de pathos, sans la moindre trace de compassion, ce sentiment qu’inventent les coupables, ou du moins ceux qui se jugent tels. La mort peut être sordide et misérable. L’enfance la voit sans les décors du théâtre. Sans comprendre vraiment qu’elle peut suppléer l’espoir. Un plus grand espoir reste sans doute, avec le Journal d’Anne Frank, si dissemblables soient‑elles ! l’œuvre la plus singulière et la plus belle des témoins de l’horreur nazie.

1. Le Jour aux trousses, poésies complètes. Traduction par Rose-Marie François, éd. «Orphée » / La Différence, 1992.