La Quinzaine littéraire, 15 mai 2007, par Jean-Luc Tiesset

Empêcher la mort d’arriver

La publication de deux ouvrages de Ilse Aichinger va permettre au public français de découvrir un écrivain contemporain de langue allemande de tout premier plan1. Seuls jusqu’ici les élèves germanistes avaient pu faire la connaissance d’Ellen, cette jeune Autrichienne menacée par les nazis qui, pour trouver l’argent destiné à fuir en Amérique, essaie de vendre une bibliothèque, mais en utilisant des arguments propres à dissuader l’acheteur… Et celui-­ci « s’en alla sans jamais revenir chercher l’armoire. Il avait acheté l’odeur de pommes et le pâle visage d’Hélène ».

« Qu’il soit le dais ou le feu qui le consume,
j’engrangerai le ciel qui m’est promis2 »

Ellen est une jeune « Mischling » (métis, selon les lois raciales de Nuremberg), qui a la chance, si l’on peut dire, de n’avoir que deux « mauvais » grands‑parents, ce qui n’empêche pas les brimades et les persécutions, mais éloigne au moins temporairement le pire… En attendant l’hypothétique visa pour traverser le « grand océan », elle évolue dans la grande ville (Vienne) entre sa grand-mère qui tente de la protéger et un groupe d’enfants qui ont, eux, trop de « mauvais grands-parents » et dont le destin est déjà scellé.
C’est bien sûr un des mérites du roman Un plus grand espoir que de dénoncer le nazisme et, plus généralement, les systèmes qui oppriment, tuent et s’en prennent aux enfants. D’autant qu’Ilse Aichinger l’a fait dès 1948, et qu’elle avait déjà publié en 1945 La Quatrième Porte (Das vierte Tor)qui fut le premier texte peut‑être à parler de la déportation. Mais là n’est sans doute pas l’essentiel. Comme pour Paul Celan, Nelly Sachs ou Günter Eich (qu’elle épousa en 1953), ce qui compte pour elle, c’est la langue, cette langue allemande dénaturée par les nazis et qu’il faut littéralement recréer pour lui rendre la possibilité même d’une utilisation. C’est ce qui la relie à ses amis du groupe 47 (dont elle reçut le prix en 1952 pour Spiegelgeschichte, Une histoire de miroir). On voit ainsi les enfants du roman Un plus grand espoir essayant en vain de « désapprendre » l’allemand au profit de l’anglais, la langue du pays dont ils espèrent un moment leur salut : « C’est déjà notre douzième leçon aujourd’hui, et nous n’avons pas encore désappris un seul mot ».
Si Ilse Aichinger adopte la perspective des enfants (née en 1921, elle était en fait un peu plus âgée que son héroïne Ellen au moment de la guerre), ce n’est pas pour créer un décalage comme le fait par exemple Günter Grass dans Le Tambour avec Oskar Matzerath. L’enfant ne triche pas, il prend les choses comme il les voit et les entend, au pied de la lettre, et donne ainsi aux mots leur véritable sens. Car c’est bien de cela qu’il s’agit : non pas comme l’ont fait certains d’utiliser l’horreur pour la transcender en œuvre d’art, la rendre en quelque sorte présentable, mais de faire entrer dans le récit souffrance et mort jusqu’alors inédites pour qu’elles en deviennent, non l’objet, mais la trame même, la matière, sous le contrôle des fantômes d’Auschwitz.
« Au milieu de la rue, sur les pavés gris gisait un cahier ouvert, un carnet de vocabulaire anglais. Un enfant avait dû le perdre, la tempête le feuilletait. La première goutte qui tomba, tomba sur le trait rouge. Et le trait rouge au milieu de la feuille sortit de son lit. Epouvanté, le sens quitta les mots de part et d’autre et appela un passeur : fais‑moi passer, fais‑moi passer !
Mais le trait rouge gonflait, gonflait et il devint évident qu’il avait la couleur du sang. Le sens avait toujours été en péril, mais à présent il risquait de se noyer ; et les mots, rigides et privés de sens, restaient de part et d’autre de la rivière rouge comme des maisonnettes abandonnées. »
Comme son amie Ingeborg Bachmann, Ilse Aichinger estime également, au plus tard depuis la session de 1958 du Groupe 47, que les mots doivent aussi être débarrassés de la charge que leur imposent les hommes lorsqu’ils les emploient à la place des femmes. Le chapitre intitulé « La mort de la grand‑mère » en fournit une sorte d’illustration : deux femmes, la petite‑fille et la grand‑mère, sont seules dans une pièce, et, comme dans Les Mille et une nuits, la seule puissance du verbe doit empêcher la mort d’arriver. Mais que peut la magie des mots quand la fiole de poison est déjà ouverte et qu’on entend les pas des policiers dans l’escalier ?
On dit souvent, à juste titre, qu’il vaut mieux lire les auteurs que ce qu’on écrit sur eux, mais dans le cas d’Ilse Aichinger, c’est l’évidence. Le roman Un plus grand espoir est constitué de chapitres organisés de manière cohérente, mais qui se suffisent à eux-mêmes. Ilse Aichinger privilégie volontiers les formes courtes, et c’est une heureuse idée que d’avoir publié simultanément sous le titre Eliza Eliza les textes qui ont contribué à sa célébrité.
Rien pour Ilse Aichinger ne peut plus être continu, linéaire, elle rejette la narration chronologique : le cours du récit peut toujours être comparé au cours d’un fleuve, mais il faut alors « penser à des fleuves au cours plus violent, aux rives plus abruptes et plus rocailleuses, et vers lesquelles, une fois qu’on a sauté le pas, on ne retourne pas aussi aisément » (Eliza Eliza, Annexe). La naissance et la mort ne se succèdent pas, ne sont ni en perspective, ni en opposition, mais plutôt en interférence. Nous pouvons alors, dit‑elle, « entreprendre de raconter depuis la fin et jusqu’à la fin, et c’est de nouveau pour nous l’aube du monde ». Ainsi le pendu de « Discours sous le gibet » peut‑il haranguer les hommes : « Où donc seriez-vous si vous n’aviez pas de fin ? Où ? Vous ne seriez nulle part, car c’est votre propre fin qui vous a créés, comme m’a créé la corde autour de mon cou » (Eliza Eliza).
Il y a donc bien dans ce monde noir, sulfureux, une lumière, un « plus grand espoir », plus fort que la mort, plus fort que le désir de survivre, plus fort que la peur, que la peur de la peur.

 

1. Il y a avait déjà eu quelques traductions, notamment de Die Grössere Hoffnung par Gallimard dans les années cinquante, ou « L’affiche » (Les Lettres nouvelles, n° 51, juillet 1957).

2. « Discours sous le gibet », Eliza Eliza, p. 101.