Le Magazine littéraire, février 2002, par Lionel Richard
Le court texte intitulé ici, en édition bilingue, Entretien dans la montagne, a été traduit également par Jean Launay, dans le recueil Le Méridien et autres proses des éditions du Seuil, sous le titre Dialogue dans la montagne. C’est le seul exemple qui puisse témoigner d’un Paul Celan non seulement poète mais raconteur d’histoires, praticien d’une prose narrative. Celan devait rencontrer le philosophe Theodor W. Adorno en Engadine, et ce dernier n’a pu venir. Le rendez-vous raté l’a conduit à écrire ces quelques pages en août 1959. Elles furent publiées dans une revue en 1960.
La marche dans la montagne donne lieu, pour Celan, à une autre rencontre : il se remémore la nouvelle que Georg Büchner a consacrée à la schizophrénie de l’auteur dramatique du Sturm und Drang Jakob Michael Reinhold Lenz. Nouvelle célèbre, qui s’ouvre sur l’errance de Lenz dans la neige. Imitant en partie le style de Büchner, Celan transcrit en une sorte de parabole l’héritage de l’identité juive.
Complémentairement, l’exégèse de ce texte que tente Stéphane Mosès est d’un grand intérêt. Mosès le considère comme une polyphonie, et il y distingue quatre voix narratives. Ce « détour par l’Autre », cette « sortie hors de soi », ne serait qu’une interrogation de Celan sur lui-même et sur la langue qu’il utilise : l’allemand. Deux de ces voix narratives utilisent en effet la langue populaire des Juifs, certaines formes de judéo-allemand et de yiddish. Celan prendrait donc en charge son identité en rendant toute sa dignité au « langage des opprimés ».