Livres hebdo, 16 mars 2007, par Jean-Maurice de Montremy
Le gibet féerique d’Ilse
Figure majeure de la littérature autrichienne, Ilse Aichinger reste à découvrir en France. Verdier présente son unique roman ainsi qu’un éblouissant recueil de nouvelles.
Ces enfants n’ont plus le droit de jouer dans toutes les rues, ni dans les squares. Ils choisissent un cimetière à l’abandon, aux stèles blanches et sans croix – là où ne s’arrête pas le tramway. Ils suivent l’école quelque part dans les greniers. Ils ne portent pas d’uniformes contrairement à leurs ex-camarades, ceux dont les cours se passent aux étages nobles. Pour Noël, ils jouent Marie, Joseph et les Rois mages dans une chambre misérable, bredouillant de peur, car les soldats d’Hérode et la police secrète peuvent à tout moment sonner. Ils essayent d’apprendre l’anglais qu’on parle sur l’autre rive, très lointaine. Mais, pour passer là-bas, traversée fabuleuse, il faut le coup de tampon magique qu’attribue le « consul de la grande mer, du vent et des requins ».
Les enfants se présentent les uns aux autres avec leurs propres codes. « Elle, c’est Bibi. Quatre grands-parents mauvais et un rouge à lèvres clair. » Lui, c’est Kurt, gardien de but, « trois grands-parents mauvais ». Mais pour Ellen, comment les rejoindre ? Elle n’a que « deux grands-parents mauvais, match nul ». Elle n’a pas le droit de porter, comme eux, l’étoile – mais pas non plus le pouvoir d’obtenir du consul le fameux tampon sur le visa. Ce visa, elle en a pourtant dessiné le formulaire, bien plus beau que celui des administrations. Les autres enfants admettent pourtant Ellen à jouer et même à réapprendre l’allemand qu’ils ont tenté de désapprendre en faisant de l’anglais. Cet allemand réappris est lui aussi trop irréel, merveilleux. Un allemand d’avenir. Il déplaît à la police secrète car il donnerait à tous le « grand certificat » salvateur.
On reconnaît dans les souffrances d’Ellen Ilse Aichinger, née en 1921 à Vienne d’une mère juive médecin et d’un père professeur, non juif. Les parents divorcèrent, mais l’ex-mari se débrouilla pour que la mère et la fille échappent à la déportation qui faucha une partie de la famille. Dès 1948, la jeune femme publia Un plus grand espoir, roman des jeux et rêves d’une Ellen qui pourrait être Alice. Ilse Aichinger l’a construit comme une suite de contes fabuleux sur fond noir. On y voit, par exemple, les enfants s’en aller vers la Terre sainte au fond de la nuit dans un corbillard-carrosse. David joue pour eux de la lyre, tandis que les chevaux caracolent, et que le « cher Augustin » (héros d’un chant populaire) sonne de sa cornemuse. En bien d’autres passages, des figures sortiront des comptines, des cantiques ou des lieder pour se mêler à la désolante réalité. À défaut de porter l’étoile de tissu, Ellen fixe les hauteurs où ne sont ni visas, ni tampons, mais l’étoile du berger, là « où personne ne pleure plus, où tout le monde attend. Où le vent se fait plus silencieux, comme quelqu’un qui tend l’oreille. Où le ciel, par-dessus est comme un visage ».
Ce roman imposa Ilse Aichinger auprès du Groupe 47, dans le sillage de Günter Grass, Heinrich Böll, Ingeborg Bachmann et bien d’autres. Un plus grand espoir fut traduit une première fois en 1953 chez Gallimard, mais sous un titre erroné, recevant assez bon accueil. Malheureusement (pour son succès français), heureusement (pour la littérature), Ilse Aichinger se consacra ensuite aux formes brèves, signant une série de merveilles. On retrouve dans ces textes brefs sa logique des enfants et du « märchen », style de conte alliant dans chaque mot poésie et musique. » Tout son qui ne renferme pas le silence est vain », écrira-t-elle.
Verdier offre non seulement une traduction nouvelle d’Un plus grand espoir mais aussi un recueil de récits Eliza Eliza qui inclut un ensemble plus ancien : L’homme ligoté. Ilse Aichinger y explique en préface pourquoi elle définit son style de narration comme un « discours sous le gibet », féerique à force d’angoisse : « Nous pouvons retourner ce qui semble tourné contre nous ; nous pouvons précisément entreprendre de raconter depuis la fin et jusqu’à la fin et c’est de nouveau pour nous l’aube du monde. Alors quand nous nous mettons à parler sous le gibet, c’est de la vie même que nous parlons. »