La Quinzaine littéraire, 1er mars 2002, par Georges-Arthur Goldschmidt

Paul Celan, la montagne, le méridien et les hommes

Entretien dans la montagne, l’un des rares textes en prose que Paul Celan ait publiés devance toujours le lecteur, est toujours à relire, inentamé. La secrète limpidité de cette langue simple et inépuisable est bien rendue par la traduction. Ce court texte s’offre et résiste à toutes les interprétations, simplement il témoigne. Cette petite histoire, cette fable, comme un conte hassidique, donne à entendre: chaque « je » est un « tu », cela aucune persécution ne l’annulera.
D’aucuns nous l’ont fait savoir, la parole vaine, le bavardage sont le fait des juifs, le « bavardage » (das Gerede) qui, paraît-il, leur est propre, figure même comme tel en tant que repoussoir dans un des textes philosophiques « majeurs » du XXe siècle. Le grand bavard et le petit bavard parlent et bavardent sur un sentier de montagne, les pierres, elles, ne parlent pas. Le blanc et le vert de la nature sont muets, seuls toi et moi nous parlons. Et ça bavarde dans la montagne. Comme Lenz, dans sa détresse et son enthousiasme, le Juif a franchi la montagne et la flamme de la bougie, au soir, est symbole de la parole, c’est la présence humaine, non celle de la nature. C’est la présence humaine qui emporte le « nom, l’imprononçable ».
« Les plis là-bas, tu sais, ils ne sont pas là pour les hommes et pas pour nous, nous qui nous en sommes allés… nous les Juifs, qui avons marché comme Lenz à travers la montagne, toi Gross et moi Klein, toi le bavard et moi le bavard… » Ce court texte de six pages est aussi ample que les « grands » textes philosophiques de nôtre temps dont on sait, hélas, ce qu’ils ont donné sous telle plume nazie. Celan, dans son poème « Todtnauberg » en parle avec douleur.
Le commentaire subtil, fin et judicieux qui l’accompagne semble pourtant vouloir, à force de l’élucider, englober, fixer, cerner le texte. Peut-être devrait-on consentir à laisser parler de tels écrits par eux-mêmes. Si la première partie du commentaire s’arme de références, la seconde situe excellemment la tragédie d’une langue à jamais défigurée par ce qui y fut commis et retrouvée pourtant par Celan.
Très justement, la troisième partie fait remarquer à quel point le « sacré », si cher à tant d’importants et impérieux « penseurs » de notre temps, détourne de tout dialogue, de toute existence du tu et du je. Il se trouve, en effet que l’Entretien dans la montagne a pour centre cet « éloignement » de la nature tant prêté aux juifs, cette prétendue absence de sens du sacré ».
Cette partie là du commentaire le dit bien: ce langage du sacré où l’Être advient à partir de la nature, c’est précisément celui d’où le je tourné vers le tu est exilé ». Tout est dit là, telle est bien cette illusion meurtrière à laquelle succombèrent tant de penseurs et dont tel nazi de Forêt-Noire épata la « pensée française  », en mal de sacré et de monumental, désert de toute présence humaine.
« La librairie du XXe siècle » la collection de M. Olender au Seuil publie l’ensemble des textes en prose de Celan jadis publiés par Suhrkamp, à Francfort en 1983 et 1988, l’éditeur y ajoute un petit texte « oublié » intitulé, La vérité, les grenouilles, les écrivains et les cigognes. Cette édition est illustrée de quelques photographies en particulier de reproductions de l’écriture du poète. Une fois de plus, on peut voir, à quel point, la traduction est un problème passionnant, il suffit de comparer les deux traductions de « l’Entretien » devenu « Dialogue » dans l’autre et qui aurait tout aussi bien pu être « conversation ». Les deux traductions sont, à la fois, différentes et semblables et toutes deux excellentes. La poésie est vivante parce que toute traduction est toujours à recommencer, tout comme le texte est neuf à chaque fois.