L’Humanité, 10 mai 2007, par Christine Lecerf
Une gamine de Vienne
Un écrivain capital de la génération de l’après-guerre enfin disponible en français.
Elle n’a jamais voulu devenir écrivain. Elle aurait dit non à la vie si on le lui avait demandé. Elle aurait voulu n’écrire qu’une seule phrase. Elle a été le premier écrivain autrichien à inscrire le mot « camp de concentration » dans un récit après Auschwitz Elle finit ses jours à Vienne ‑ dans un hospice pour vieux.
Ilse Aichinger est née à Vienne en 1921 où elle n’aura jamais connu le sentiment d’être chez elle. Enfant, elle avait toujours su sans le savoir que la fin était en vue. Naître lui avait donné d’emblée ce dont il lui faudrait apprendre à se séparer : une sœur jumelle, Helga, un père et une mère d’origine juive qui, sept ans plus tard, vont divorcer. Mais c’est « à proximité immédiate de la fin », pendant la guerre et l’extermination de sa grand-mère et de toutes ses tantes sous le nazisme, que Vienne cessera définitivement pour elle d’être une ville réelle pour devenir un paysage suspendu aux yeux de l’enfance, un point limite entre ciel et terre, entre vie et mort, rêve et réalité. Un plus grand espoir, unique roman rédigé en 1945, à l’âge de vingt-quatre ans, est l’histoire merveilleuse de la petite Ellen, pourchassée par le nazisme, en quête d’un visa pour l’étranger. Eliza, Eliza, recueil de petites proses publiées entre 1949 et 1965, ressemble à ces jeux d’enfant qui commencent toujours avec des « et si on disait que ». Et si on disait qu’il y aurait des bancs où l’on n’aurait plus le droit de s’asseoir. Et si on disait que ma maison, c’était la cave. Le cimetière, mon jardin public. Et si on disait que ma grand‑mère ne partirait pas dans les camps si je lui demandais de me raconter une histoire. Et si on disait qu’une étoile peut briller en plein jour. Des histoires scandaleusement authentiques comme seuls savent ne pas les raconter les enfants, et certains poètes ou philosophes : Kafka, Celan, Wittgenstein. Une façon de taire ce dont il faut ne pas parler, ce qui doit rester inconcevable, sans nom : la douleur, la mort, l’absence, l’abandon. Une forme de récit à l’image de ce petit âne vert de l’une des nouvelles qui traverse tous les jours le pont pour venir nous voir, dont on en apprend un peu moins à chaque page, pour supporter le moment où il ne viendra plus. Dont on se dit que, même mort, il ne le sera jamais, il fera juste semblant de dormir.
Faire la gamine est tout sauf facile, avait déjà prévenu l’écrivain Robert Walser. C’est, écrit-il, avoir « une conscience si légère, si petite, qu’on la sent à peine ». Ilse Aichinger n’invente rien : « Je décris ce que je vois. » Elle est comme l’était Kafka « ein Augenmensch », quelqu’un de visuel qui voit tout en paysage et en mouvement : voyage immobile sur une boule qui tourne absurdement ou traversée des apparences de l’autre côté d’un miroir terni : « Tout est dans le miroir. Et derrière tout ce que vous faites, la mer est là, verte. Le miroir terni avec ses chiures de mouche te fait demander ce que pas une n’a encore demandé. » Aichinger appartient à cette grande famille d’écrivains qui, traversant une rue ou regardant par une fenêtre, créent un monde où tout peut arriver grâce à une écriture qui oscille entre illusion et démystification. Très tôt distinguée au sein du Groupe 47 aux côtés de Celan et de Bachmann, elle appartient aussi à cette famille plus réduite d’écrivains autrichiens qui ont fait de la littérature après Auschwitz une utopie, un non‑lieu, un art du silence, « Ne pas écrire est ce que je préfère, non pas au sens où l’on serait occupé à autre chose, mais au sens où l’écriture consiste justement, même pas à attendre, à ne rien dire. Écrire et ne rien dire. » Du roman à la petite prose jusqu’au poème, la gamine s’est avancée jusqu’à la frontière ultime du monde qui est la frontière du langage : « La forme n’est jamais née d’une sensation de sécurité, mais au contraire toujours quand la fin est en vue.
Tant que Vienne était restée un paysage d’enfance, ce lieu où elle n’avait jamais été chez elle qu’en rêve, Ilse Aichinger a continué d’écrire, avec toujours moins de mots, d’unité et de cohérence et toujours plus de lumière. Depuis la mort de sa mère, en 1988, suivie peu après de celle de son fils, Ilse Aichinger était « rentrée » chez elle. Vienne était redevenue cette ville où la fin était arrivée. À son ami, Richard Reichensperger, décédé depuis, elle avait dit qu’elle était trop près », qu’elle ne voyait rien, qu’elle ne pouvait pas écrire. Il lui avait alors proposé d’aller au cinéma et d’écrire des chroniques régulières pour le journal Der Standard, voyages intérieurs, topographies de la mémoire qui ont paru en Autriche en 2004. Comme Robert Walser et « son territoire du crayon », Ilse Aichinger était alors redevenue pour un temps la gamine de Vienne. Tous les jours, elle arpentait son petit monde, de son appartement de la Herrengasse jusqu’au Café Demel en poussant un peu plus loin, jusqu’à l’Hôtel Imperial. Elle voyait à nouveau que rien n’avait changé. La maison (spoliée) de sa grand‑mère était toujours là, toujours habitée (par d’autres), avec sa cuisine qui donne toujours directement sur les rails et la rue Kleist juste à côté. Tous les jeudis, elle venait remettre son « papier », écrit le plus souvent sur ce qu’elle avait trouvé : des cartes de menu, des sacs en papier, des feuilles de mots croisés. Comme Ellen, dans Un plus grand espoir, elle prenait soin de rédiger elle‑même son passeport pour l’au‑delà. De la cage où elle vit aujourd’hui, perdue et délaissée, son silence parle toujours plus fort : « Reste une panthère, reste comme tu es, mouillée et en colère, reste comme tu es, reste affamée de nous. »