Les Inrockuptibles, 24 avril 2007, par Raphaëlle Leyris

Une langue contaminée

Réédition après un demi-siècle du roman ahurissant d’Ilse Aichinger, grande figure trop méconnue de la littérature autrichienne.

En 1947, Ilse Aichinger avait 26 ans, et un impressionnant courage d’écrivain. Alors que son pays, l’Autriche, en était à panser ses plaies et à élaborer son discours de victimisation, cette jeune femme, née d’un père non-juif et d’une mère juive, fut l’une des premières à s’emparer de l’horreur et du scandale, à refuser de les laisser se tasser dans le magma des malheurs partagés de la guerre, pour les rendre dans leur plus exacte vérité par le biais de la fiction. Cela donna Un plus grand espoir, son unique roman à ce jour, traduit en France en 1953.
Cinquante-quatre ans plus tard, les éditions Verdier offrent à ce texte ahurissant une nouvelle traduction. Dans le même mouvement, en publiant également une grande partie de ses nouvelles avec Eliza Eliza, elles mettent fin à une injustice : la méconnaissance totale dans laquelle est tenue en France cette grande figure de la littérature autrichienne.
Un plus grand espoir, c’est la description à la fois minutieuse et onirique, tendance cauchemar, dans une ville qui ressemble farouchement à Vienne, pendant la guerre, du quotidien d’enfants, juifs ou moitié juifs – comme Ellen, l’héroïne. Par leurs yeux, par les fantasmes terribles qui les agitent, par leurs peurs, Ilse Aichinger réussit à dire toute l’absurde monstruosité des persécutions, mais aussi le combat, minuscule et permanent, pour la dignité, et l’impossibilité de voir dans l’allemand une langue innocente.
Toute sa vie, les nouvelles d’Eliza Eliza en témoignent, Ilse Aichinger se battra contre sa langue maternelle, mais aussi avec elle. Exactement comme les enfants d’Un plus grand espoir tentent de désapprendre l’allemand contaminé par le poison du troisième Reich, avant de le réapprendre. Dans ses nouvelles, l’écrivaine s’impose de revenir au sens premier des mots, de les prendre à la lettre.
Et c’est, entre autres, de là que ses courts textes tirent leurs airs de contes, noirs ou absurdes. Quels que soient leurs thèmes, ces nouvelles semblent avoir pour mission de nous ouvrir les yeux sur l’inquiétante étrangeté du monde. Dans un texte-manifeste inséré dans Eliza Eliza, Ilse Aichinger écrit ainsi : « Tous ceux qui ont fait sous une forme ou sous une autre l’expérience de la proximité de la mort […] peuvent prendre leur expérience comme point de départ, afin de découvrir la vie à nouveau, pour eux-mêmes et pour d’autres. »