La Quinzaine littéraire, 16 mai 2011, par Marie Étienne

Cette percée vers le divin

Depuis Le Poids du monde, paru en France en 1980 (à Salzburg en 1977), Peter Handke poursuit apparemment un projet similaire et parallèle à l’écriture de ses romans, pièces de théâtre, scenarii de films, essais, poésie, avec L’Histoire du crayon (Paris, 1987), Images du recommencement (Paris, 1987), À ma fenêtre le matin (Lagrasse, 2006). Nous disons bien « apparemment » car cette œuvre dans l’œuvre mérite une attention particulière, pour son intérêt propre, évidemment, aussi en tant que le laboratoire de tout le reste.

Lorsque parut Le Poids du monde, Peter Handke était déjà un auteur prestigieux (6 romans et 3 pièces de théâtre, dont La Chevauchée sur le lac de Constance et Les gens déraisonnables sont en voie de disparition). Ce fut une révélation pour certains d’entre nous, au même titre que Le Livre de l’intranquillité de Pessoa, même si les projets littéraires des deux auteurs diffèrent.

Dans sa notice préliminaire, Peter Handke énonçait quelques-uns des principes qui donneront le « la » à la suite des journaux. C’est à ce moment-là, par conséquent autour de 1975 (puisque le journal concerne les années 1975-1977) qu’il découvre ceci : plus il entre dans l’écriture de ses notes et plus il a l’impression de se libérer « des formes littéraires établies », de libérer ses propos de « tout caractère privé », et par conséquent de leur donner une portée générale. Son journal se voulait alors, non pas « récit d’une conscience », mais son « reportage simultané et immédiat ». Il s’écrivit « dans toutes les situations de la vie mais non précisément à la table de travail ».

Si nous rappelons les caractéristiques de départ, c’est que Peter Handke les gardera jusqu’au dernier journal paru, celui dont nous traitons ici. « Le seul problème », pensait déjà l’auteur, « est qu’il ne saurait avoir de fin ». Hier en chemin marque-t-il la fin de cette partie de l’œuvre ?

Chaque journal qui suit le tout premier couvre de 2 à 5 années. Et tous respectent les principes énoncés dès l’abord. Avec cette nuance : le tout dernier, intitulé aussi « Carnets » (tandis que le premier proposait en sous-titre « Journal » est moins respectueux de la simultanéité entre expérience vécue, pensée surgie et notation, qui a lieu en léger différé. Cela s’explique, entre autres choses, par le fait que l’auteur voyage constamment, qu’il est sans domicile précis jusqu’à juillet 1990, date à laquelle il redevient un sédentaire (c’est lui qui parle). Comme si ses journaux, ses carnets lui assuraient la permanence dont il avait besoin, et qu’il n’avait plus de raison de les poursuivre, une fois découvert le point d’ancrage géographique (la maison de Chaville ?).

La permanence de l’œuvre en gestation. Hier en chemin est riche de notes qui renvoient à un titre, un projet : « la perte de l’image ». Lequel projet, dans les 15 ans qui suivent, donnera lieu à Mon année dans la baie de Personne et justement La Perte de l’image. Et parallèlement, c’est au cours des années de Hier en chemin (1987-1990), qu’il rédige L’Art de la question, L’Essai sur la fatigue, L’Essai sur le juke-box, le scénario de L’Absence et qu’il traduit A Winter’s Tale de Shakespeare.

En quoi consiste cet essentiel impersonnel que cherche encore Peter Handke dans son (pour le moment) ultime journal ? Et présenté, comme dans le cas du Poids du monde, par le moyen de paragraphes de longueur inégale, sans lien les uns avec les autres, surtout, sans point final ?

Peter Handke veut être minimal en même temps qu’universel. Quelques moyens : le « je » devient un « il » : « Le silence était si parfait qu’il entendait dans la course des merles les bonds du chevreuil. » Le « il » devient un neutre : « Il arrive qu’un être humain incarne à lui seul l’humanité. » Souvent le paragraphe commence par sa résolution : l’auteur ne livre pas à son lecteur le processus de sa pensée mais simplement son aboutissement : « Beauté appui-tête », « L’énigmatique, comme une sorte d’arrivée ». Il propose une phrase qui appartient au livre en train de se construire : « Il ralentit le pas et tout devint plus lumineux » ; un bref dialogue dont on connaît à peine les locuteurs : « Les deux jeunes filles et le lecteur, à la terrasse d’un café : Vous êtes Autrichiens ? — Oui. — Merci, c’est bon. »

Il arrive que le lieu et la date prétendent être précis (contrairement au Poids du monde, qui n’en propose pas) : « Place Dauphine, 24 mai. » Oui, mais de quelle année ? La femme aimée semble présente. Surtout par la pensée ? Par son absence ? « Quand je ne suis pas avec toi, je ne suis nulle part. » De même la maison : « Depuis combien de jours désormais suis-je à la recherche d’une maison ? » (phrase écrite dans une gare).

Au long de ces années, Peter Handke est un chemin, et il paraît ne s’arrêter jamais. L’accompagne la lecture de la Bible, prépondérante, pour le fonctionnement de sa pensée et l’élaboration du style qui atteint, par instants, à une grandeur simple : la vieille paysanne « se tenait là et se servait elle-même, des deux mains, son repas, le portant à sa bouche de droite et de gauche en de larges gestes, ainsi qu’un chef de guerre ». Tout son effort et son éthique tendant à une méditation tournée vers le dehors, apparente gageure, à une ascèse spirituelle ou un détachement acquis à observer le monde, donc à sortir du champ de soi, ce à quoi peut aider et conduire ce qu’il nomme poésie, « cette percée vers le divin ».

La voix d’une chanteuse

Kali poursuit dans le registre de la voix intérieure […].

Comme le « je » du journal, le personnage de l’auteur ici est en chemin. C’est un marcheur, et c’est rare qu’il souhaite aller vite, en prenant par exemple un avion. Il n’aime guère cela, la compression du temps, qui installe, dans le corps, dans l’esprit, une hâte destructrice : « La maladie du Temps, née de la précipitation, suggérait que la destination non seulement ne se rapprochait pas, mais, à chaque battement de cœur, s’éloignait un peu plus. » Ce qu’il préfère, c’est la lenteur et le zigzag, « comme une longue histoire », s’approcher peu à peu du pays d’origine, à pied, en lui tournant autour. De sorte que la capitale lui apparaît comme « le centre de ses errances ». […]

Pourquoi ces détours, tous ces crochets ?

Lisant Hier en chemin et [La Nuit morave], on comprend la raison pour laquelle Peter Handke enlève du premier tout détail personnel : il les réserve à ses récits et à ses personnages. Et puis, est-ce la lecture quotidienne de la Bible, dont il est question dans le journal, qui l’amène à écrire cette merveille ? « Ne m’appelle pas poète, appelle-moi rassembleur de matériaux aériens. Et homme de cendres […]. Tu quitteras dans la délicatesse […]. Tu quitteras dans le désarroi… » (Il faudrait tout citer.) […]