L’Humanité, 20 janvier 2006, par Christine Lecerf
Étranger au pays natal
Peter Handke congédie le mal hors de la littérature et se retire dans ses Carnets du rocher (1982-1987).
Que se passe-t-il entre 1982 et 1987 en Autriche, au moment même où l’écrivain Peter Handke écrit ses carnets à Salzbourg sur son rocher ? 1982, année où Thomas Bernhard publie Un enfant, dernier volet de son autobiographie salzbourgeoise. 1983, le chancelier socialiste Bruno Kreisky perd les élections. 1984, de violents affrontements à Hamburg entre la police et des centaines d’opposants à la construction d’un barrage hydroélectrique font 19 blessés. 1985, année de la parution des Maîtres anciens, année où le ministre de l’Éducation et de la Culture déclare que Thomas Bernhard est devenu un cas pathologique et que son œuvre s’enfonce dans un pessimisme toujours plus profond et autodestructeur. 1986, le tournant : Kurt Waldheim, ancien membre d’une unité de la Wehrmacht, devient président de la République. 1987, le secrétaire général du parti de ce même président déclare : « Tant qu’il n’est pas prouvé que M. Waldheim a étranglé six juifs de ses propres mains, pas de problème. » À la fenêtre, sur son rocher, Peter Handke choisit de se tenir à l’écart de cette histoire-là, une histoire qui, à ses yeux, affaiblit la narration, lui enlève son poids, son unité, sa pureté. Parce que cette histoire-là dérobe à l’écrivain son présent : le tremblement des feuilles, le sentier des fourmis, l’avion qui s’envole au-dessus des fleurs de pommiers, l’enfant juif qui traverse la rue de la synagogue. Car pour Peter Handke, et c’est sans doute ce qui l’oppose radicalement à Thomas Bernhard et, plus largement, à une grande majorité de ses contemporains, le mal n’a rien à faire dans l’écriture poétique. L’écriture est au contraire ce qui anéantit le malin et confirme le beau. Elle est assentiment et contentement. Raconter n’est donc ni témoigner ni dénoncer. Raconter, c’est se dresser contre les événements et effacer les traces de l’histoire. Réduire Waldheim à un W., la parole publique à du caquetage. Fuir la dénonciation, cette corruption de la langue, et fuir l’attachement au pays, ces ficelles de l’écriture. Raconter, c’est être enthousiaste, c’est perdre la parole et le pays natal pour prendre le chemin du vent, le parti pris résolu des choses : « ma petite phrase de Francis Ponge monde muet, ma seule patrie ! (27 mai 1987) ». Lire ces Carnets apatrides engage le lecteur dans un exercice de lente déterritorialisation, dans une narration qui montre comment perdre l’histoire et prendre son temps. Comment vivre dans le seul mouvement des couleurs et des formes, comment faire halte auprès de l’image et comment parvenir à ce seuil où les pensées sont aussi vivantes que la nature ». L’atmosphère devient alors poétique, l’instant est celui des comparaisons. L’Autriche peut devenir un sombre, beau pays, le frêne de S. un pin parasol, et la montagne de Salzbourg une montagne rouge. Non, pas la montagne des suicidés de Thomas Bernhard ou celle des cadavres d’Elfriede Jelinek. La montagne rouge des feuilles de hêtre tombées par milliers. Plus de terreur face à la beauté. La forme vide se dresse contre le néant de l’histoire. Le cimetière juif d’avant la guerre est à côté du cimetière juif d’après la guerre, sans déchirure. L’indigne est parvenu à la dignité. À ma fenêtre le matin est un livre sidérant par sa capacité à s’absenter du réel sans le perdre. « La place qui est la mienne à ma fenêtre, sur le rocher, est un retour de celle que j’occupais enfant sur le grand coffre bleu […] protégé par la lecture et les averses. Il méduse par sa confiance retrouvée dans les mots sur les lieux mêmes de l’innommable : Verbe pour la mort – Verbe pour le crayon, il démarre. Verbe pour le récit, il tourne autour. Verbe pour la forme, elle persiste, me redresse. Il abasourdit par sa foi inébranlable dans les livres, sur les lieux mêmes où ceux-ci ont été profanés : Spinoza, Goethe, Hölderlin, Wittgenstein, le Talmud, les récits hassidiques, l’énergie de Kafka, les encouragements à écrire de Ramuz, les pensées inspirées de Rahel Varnhagen, l’esprit libre et grognon de Grillparzer, le grand inconnu Franz Michael Felder. Ces Carnets fascinent par l’étrangeté ainsi gagnée sur la langue allemande, admirablement traduite en français par Olivier Le Lay.