Livres hebdo, 4 mars 2011, par Fabienne Jacob

Le bruissement du monde

Suite de la publication des carnets de notes de Peter Handke, débutée avec À ma fenêtre le matin.Ce nouveau carnet couvre les années 1987-1990 qui précèdent son installation en France.

« Être en chemin, enseignement du présent, collecte du présent », écrit Peter Handke dans le deuxième tome de ses Carnets, qui fait suite au premier, À ma fenêtre le matin. Un présent (1987-1990) qui est déjà du passé pour nous. La preuve, la Yougoslavie, l’un des pays qu’il traverse, est encore unifiée.

Alors que le journal intime est le coffre-fort de l’ego, le carnet, parce qu’il rassemble toutes sortes de fragments de réel, est une sorte de laboratoire de la pensée et de l’écriture. Handke se présente comme un « penseur de l’instantané », un « musard ». Flânant à travers toute l’Europe (de la Yougoslavie à l’Andalousie) et le Japon, il mêle sensations, aphorismes, contemplations. Mais aussi notes de travail. Les années 1987-1990, qui précèdent l’installation en France de l’écrivain autrichien, sont celles où il écrivit, entre autres, La perte de l’image, Essai sur la fatigue, ainsi que le scénario de son film L’Absence. L’acuité sensorielle des notations est toujours nimbée de poésie, qu’il décrive les « lézards qui s’accouplent immobiles, comme morts, rien qu’une respiration légère », « les gousses d’acacias claires perçant de leur rumeur, de leur froissement, le bruit de la ville » ou encore « cette façon merveilleuse qu’ont parfois les jeunes femmes d’offrir la tête à la lumière et au vent quand elles marchent ».

L’observation du monde se transmue le plus souvent en questionnement. Ainsi il regarde une femme et son enfant et note aussitôt : « Si le christianisme est si puissant, est-ce parce qu’il “raconte” ce genre de choses au sujet d’une mère et de son enfant. » Philosophes, poètes et artistes sont du voyage, Jaccottet, Hölderlin, Wittgenstein. Sont évoqués le silence des films d’Ozu tout comme « les lèvres supérieures gonflées de deuil » des personnages de Giotto. Handke questionne la vie aussi bien que sa vie. « Ne pas revenir de son étonnement : un principe de vie possible. » Presque tous les grands sentiments de vie qu’il déclare avoir éprouvés, il les doit, à des « récits écrits » et aussi, passionnant paradoxe, à « ce qui fait défaut, les événements de l’enfance qui n’ont pas eu lieu, les fautes de, tout ce qui ne s’est pas passé ». Loin du temps chronologique, mais au cœur d’un temps intérieur qui ne saurait se mesurer, ces réflexions ne sont que rarement datées. De même il serait vain de chercher un point final aux phrases. Handke se refuse à borner ou à figer son expérience pour mieux livrer une pensée en perpétuel mouvement. Se frotter à son regard, à son fascinant travail d’éclaircissement du monde et de soi fournit une précieuse pâture à notre propre vie intérieure.