La Revue des deux mondes, mars 2006, par Eryck de Rubercy
L’écriture présente de Peter Handke
Beaucoup des livres de Peter Handke, comme L’Heure de la sensation vraie (1975) ou La Femme gauchère (1976), voire Mon année dans la baie de Personne (1994), ne cachent-ils pas un journal intime ? Que ses héros soient hommes ou femmes, il compose leurs vies fictives de faits et d’observations quotidiens glanés patiemment au fil de ses propres journées. Par cela même, ces vies n’ont rien d’héroïdiques, pas plus que les personnages ou, disons plutôt, les protagonistes : elles s’émiettent littéralement sous nos yeux, en se décomposant en mille détails si anecdotiques qu’ils deviennent curieusement autonomes par rapport à tout contexte. À force de singularité, paradoxalement, l’anecdote rejoint l’universel. De même, sans aucune trame de récit, L’Histoire du crayon (1982), suite d’impressions et de réflexions qu’il qualifiait de « livre joyeux de méditation » ainsi que Images de la répétition (1983), composé de fragments écrits entre 1981 et 1982, n’ont-ils pas toutes les aspérités du journal ? Quoi qu’il en soit, À ma fenêtre le matin, paru en 1998 en Allemagne, et désormais traduit en français, constitue en propre un journal qui couvre une période de cinq années (août 1982-novembre 1987) d’un séjour de huit ans à Salzbourg, où Peter Handke s’était installé en sédentaire dans une maison louée sur le Monchsberg, après un exil volontaire, en France, et des voyages. De son œuvre en réalité, il abordait moins un nouveau volet qu’il n’approfondissait une perspective déjà ouverte chez lui avec son précédent journal qu’était Le Poids du monde, tenu entre 1975 et 1977, dans lequel, sans s’effacer derrière aucun personnage, il parlait de la vie, de l’homme, de son universel isolement et de la possible espérance. Mais la singularité de ces carnets, où certes ce principe de décomposition de l’ensemble en ses parties constitutives réapparaît bien qu’une certaine concrétion y soit nettement accentuée, c’est que cette fois ils ne sont pas tant composés de considérations particulières que de « reflets », à savoir, « des reflets involontaires, pour ainsi dire circonspects ; des reflets nés d’une circonspection profonde, fondamentale, et qui veulent osciller à leur tour, osciller aussi, par-delà le simple reflet, si loin que porte le souffle ». Ces notes salzbourgeoises d’où ressortent ces pages de journal, Peter Handke ne s’est finalement pas reconnu le droit d’y rien changer ou « presque », pas même celui, en « reprenant des phrases et des constructions vieilles de dix à quinze ans », d’y apporter un ajout, un éclaircissement, ou tout au contraire d’en exclure quelque chose. Mais sans doute, afin d’éviter la forme impressionniste du journal, sa quotidienneté, il n’en aura pas moins supprimé les trois quarts du texte de départ, entre autres nombre de citations de lecture, également la plupart de ses rêves et descriptions, ainsi que certaines notations de la date du jour.
Mais que sont la majorité des journaux sinon des videpoches, où l’écrivain met ses idées comme elles lui viennent et n’ont d’intérêt que par rapport à l’homme qu’ils révèlent ? Celui du journal de Handke, dont Olivier Le Lay, déjà brillant traducteur de La Perte de l’image, nous offre une version remarquable en tous points (la réussite est si parfaite que l’on oublie le travail du traducteur et que l’on croit lire, de la première à la dernière ligne, un texte original), est totalement ailleurs. On se tromperait en effet si l’on voulait y trouver divers éléments instrospectivement autobiographiques – non, rien de psychologique. Certes, s’il enregistre les turbulences de l’intériorité, les accès d’angoisse, les humeurs, les attentes et le vécu journalier de l’homme, il brosse surtout un portrait éclaté d’un poète collectionneur de traces et d’images, observateur infatigable du monde des hommes et de la nature. Ainsi quand Handke parle de lui, décrit ce qu’il voit, raconte ses rêves ou s’exalte, nous sentons que son journal, loin des rumeurs, idéologies, bavardages et crispations de l’époque, ou de toute vie en société, véritable « dérive dans l’agitation », nous sentons, oui, que son journal est le plus passionné de ses livres. C’est le seuil de son œuvre, celui du « royaume de la narration » qui s’offre au regard jeté le matin à travers la fenêtre, car tel est son domaine et dès l’abord, c’est sa qualité de « narrateur qui s’abreuve à la réalité », à la manière du géologue Valentin Sorger dansLent retour (1981) affirmant que « ce n’est qu’absorbé que je vois le monde », qui lui fait dire : « Si je m’efforce d’enregistrer ou de rechercher les choses en romancier, un malaise me jette hors de moi ; paradoxe “Ne pas observer, ne pas fixer, ne pas regarder attentivement” telle est l’une des règles fondamentales, ex negativo, qui président à mes écrits. Je ne sais – oui, ne sais – “que regarder paisiblement alentour”. » La littérature n’est pas pour lui un agrément, ce n’est même pas une vocation, c’est, d’un certain point de vue, sa seule chance, son seul espoir en ce monde de vivre dans le récit, au temps du récit et pour le récit, car « la dernière terre habitable pour l’âme humaine est la terre du récit ». Et de s’exclamer « Comme ils m’ont toujours paru étrangers, les livres qui n’étaient pas des récits. » On aurait donc tort de tenter d’expliquer ce qui force Handke à justifier son existence par l’écriture, « je fais ce que je suis : = écrire », car le profit qu’on tire de la lecture de son journal est de nous introduire au lieu même où l’œuvre se cherche et s’élabore, voire dans ce lieu d’avant l’ouvre, à la manière d’un passionnant itinéraire, marqué par les étapes d’un lent acheminement vers l’intérieur, d’une quête ou d’une percée vers lui-même qui permet – qui nous permet – d’appréhender les choses autrement.
À ce degré, l’on ressent le lien qui unit dans le vécu ces notes de journal et l’écriture des textes en train de se vivre. Ainsi peut-on lire À ma fenêtre le matin dans le droit fil de L’Après-midi d’un écrivain (1987), récit auquel Handke travaillait simultanément et qui a pour sujet l’écriture elle-même, telle que la vit un écrivain à la recherche de son texte intérieur : « En cheminant vers l’intérieur, ce n’est pas moi qui suis là, mais bel et bien le récit ; ou plutôt non : moi et le récit. “Et” – poème : Moi et le récit », écrit Handke. Voilà le point fixe Vivre dans le récit ? Redevenir personne, enfin ! – c’est-à-dire être rendu à la simple dignité humaine. Ainsi il n’y a de vie selon Handke que s’il y a création d’une trame sur laquelle s’inscrit dans la durée un récit – une prose narrative, une narration en somme, et pas simplement une relation. Car comment ne pas voir dans l’écriture et la narration le seul renouvellement du monde possible ? Et d’ajouter ailleurs en guise de commentaire que le plus éminent des récits ne consiste pas à décrire des actions, des réflexions, des reflets, mais à produire une succession de choses ; évoquer par l’écriture cette succession aussi inouïe que lumineuse ; percevoir les choses dans un contexte unique, fixé une fois pour toutes par l’évocation ’. La difficulté majeure réside dans la nature même de l’acte d’écriture tel que Handke le conçoit quand il se met en contact avec l’être du monde, dans ses apparitions les plus anodines, les plus locales. Une écriture qui ne se produit pas mais s’introduit dans la vie vécue au quotidien : « L’écriture suit la pente du danger. Il faut que ce soit dangereux. »
D’où aussi, pour cette raison qu’écrire n’est pas décrire mais « accueillir », (l’allemand a la belle expression Es rückt vor Augen, « Ça vient sous les yeux ») l’extraordinaire acuité de sa vision, sensible à mille traits de ce journal, qui fait de lui un témoin de premier rang – « mon regard est l’ingrédient, et sans cet ingrédient rien ne se fait » – tourné vers la contemplation : « Voir et laisser être, voilà un problème fondamental » car « perte de la contemplation : je ne serais plus un écrivain ». De sorte que « à l’aide de ma contemplation, qui m’incorpore les choses comme formes et les laisse (les abandonne) ainsi intactes, j’ai fait jusqu’ici mon chemin dans la vie ». Handke sait aussi surtout ce que l’acte de se souvenir permet : « L’invention, dans l’écriture, naît exclusivement du souvenir ; du souvenir comme sentiment. » Filip Kobal-Peter Handke dans la Répétition, écrit à la même époque, découvrait surtout combien l’acte de se souvenir n’est pas « un simple retour quelconque de la pensée » mais un véritable travail, un « être-à-lœuvre ». C’est l’écriture qui permet et finalement constitue la « répétition » (Wieder-Holung) de la mémoire, au sens de « reprise », de reconquête des origines conformément à l’étymologie (répétition, wieder holen : aller chercher à nouveau). Aussi le questionnement sur le travail de l’œuvre est-il incessant celui que l’écrivain conscient accomplit étant donné que l’art veut qu’on « laisse pressentir ce qu’on peut pressentir » et celui qui se fait, obscurément, et qu’on ne dirige pas. Les thèmes récurrents ne surprendront pas ceux d’entre les lecteurs qui sont déjà familiers de Peter Handke à la recherche toujours de l’être même du langage dans l’immédiateté de la « sensation vraie » qui déconcerte l’âme.
On découvre en définitive à quel point chez lui l’écrivain qui, par exemple, évoque dans Après-midi d’un écrivain le temps où naguère « il avait pensé être tombé hors des limites du langage pour n’y jamais pouvoir revenir » est indissociable du diariste qui note : « Plus personne ne croit au langage ; excepté moi, qui ne croyais pourtant pas du tout au langage autrefois – feignais aussi de ne pas y croire ; si vous êtes ainsi, merci de ne pas vous manifester. » Dans le parcours d’un écrivain parti d’une mise en question si radicale du langage, À ma fenêtre le matin aurait-il été un tournant ? En fait, si on impute à ce passage une métamorphose concernant aussi bien son écriture que sa pensée, elle n’est que naturelle évolution. Peter Handke, qui n’a jamais cru qu’il suffise d’énumérer les noms des choses pour que l’on pût saisir sur-le-champ combien elles sont uniques et prodigieuses, a dépassé sa peur originelle devant les mots du langage. Celui-ci est devenu au contraire une activité de recherche, particulièrement dans la langue slovène, « un poème infini de tendresse et de gouaille, sans grossièreté » – lui-même étant d’origine slovène par sa mère – dont il émaille de trouvailles les pages de son journal.
En poursuivant leur lecture, on retrouve ainsi l’écho de ses récits, à mesure que dans le même temps il les écrit, mais Peter Handke y incline surtout à condenser ses hantises pour ce qui touche les rapports du vécu à l’imaginaire, le sentiment d’authenticité, l’accord avec les mots « écrire : j’insère les mots dans les espaces vides : vide et espace », sans compter l’obsession du silence « comme expression de la joie » faite à la fois d’une recherche constante et d’une tentative d’évasion, « écriture, silence enfin réalisé », et toujours le pouvoir fondateur du langage : « Produire le monde à la lumière, oui. Mais quelle est la lumière du monde ? – Le langage. » Et plus encore « Ce n’est que dans le travail sur le langage, colleté avec l’objet, que j’éprouve l’importance du langage. » Et il n’y a pas de formalisme mais une forme, la forme propre, la forme qui lui est propre : « La forme n’est pas à disposition, elle se produit ; événement de la forme, phrase après phrase, phrase pourphrase », ainsi faisant profession de foi de s’enquérir de soi : grâce (et face) aux formes, il confesse : Pour moi : si je manque la forme, je manque la vie. Mais tout cela, il faut le souligner, comme en marchant. Il s’agit de la démarche d’une existence pleine et ouverte. En compagnie souvent de l’enfant, sa fille. Ainsi allons-nous à son pas, à travers son « territoire » espace de réflexion propre, riche de tout inattendu, capté au vol, avec une transparence qui fait merveille, source d’enchantement. On y discerne le souci qu’il a d’exister, de se sentir être : « Hier au soir, dans le bus qui me ramenait des campagnes vers la ville, une jeune fille tenait un bouquet de lauriers-roses qui oscillait ; à ce spectacle, une fois encore, un sentiment, oui, un sentiment d’“être”, oui, d’être. » Mais ce qu’il y a d’admirable, c’est la manière qu’il a de nous permettre de mieux saisir ce que l’expérience de chaque jour, au fil des saisons, peut nous apporter de merveilleux et de naturel. Merveilleux parce que naturel. On appelle cela un poème, la poésie, celle de sa propre vie si seulement elle se cantonnait à s’écouter vivre. Mais cette poésie, par essence, est une poésie de la conscience de “soi” dans le monde, une poésie qu’on éprouve soi-même et qui, par une sorte de miracle, vibre sous nos yeux et s’épanouit – “est là” – dans les mots qui réveillent la langue. Il y faut autre chose que ce que l’on appelle du talent. Peter Handke est tel qu’il ne laisse pas de traces car « raconter, c’est aussi effacer des traces ». On disait à peu près jadis, à propos des phénomènes naturels : « Tout mon être se tait et écoute. » Secret oublié, que Peter Handke rend plus que jamais subtil : « marcher jusqu’au premier bruissement » en remarquant « que fait le bruissement des arbres ? Il parle la langue de mon âme, aujourd’hui encore ». Et pour le poète épris de transparence, tendu vers une écriture qui soit un chant du monde, l’imagination qui saisit les correspondances, lui ouvre la voie de cette langue parlée par la nature.
Le goût très vif dont il témoigne pour la nature, ce « miroir idéal, qui vous découvre tout entier à vous-même », comme celui pour le paysage, en particulier du pays du Karst, où il marche « en étant perméable à la lumière », s’explique en effet par cela que « le poème présentifie » et que, si donc « grâce à la nature je me présentifie ; grâce à l’art je parfais ma présence au monde », la nature favorisant une présence plus intense, une présence qui en outre se dresse spontanément avec sa plénitude dans l’amour. Et partout où il passe, quoi qu’il fasse, il regarde le spectacle de la nature et ses « occasions », quand tombe la neige ou qu’il pleut si dru qu’à ses yeux « même s’il a cessé de pleuvoir depuis longtemps, il pleut encore ». « En guise de prière quotidienne, par exemple : dispensez-moi de la disgrâce du monde dénaturé. Donnez-moi la grâce de la nature. »
Comme toute grâce véritable, celle-ci tient en peu de chose : juste à la façon le plus souvent dont Handke réagit par la langue à tout ce qui lui arrive, au mouvement et à la respiration des phrases même minimalistes dans lesquelles ses observations prennent corps mais aussi les idées, « et ce n’est pas moi qui incarne l’idée, non, c’est elle qui m’incarne (“de part en part”) ; les narines, les oreilles, les yeux, les jambes, les ailes de l’idée ». Ce mouvement suggère aussi une façon d’aller à la rencontre du monde et de respirer à son rythme, mouvement en outre qui est la vie qui tremble sous les mots que Handke ramène toujours à la surface mais qui est faux tant que le langage (et donc la pensée) n’est pas juste. « Pourquoi ne sentait-il une âme au fond de lui que dans le contact avec le rare mot juste ? », interrogeait Filip Kobal, personnage central de La Répétition, qu’on peut décidément lire dans le prolongement de À ma fenêtre le matin.
Cependant la description est toujours suspendue à la fraîcheur du premier étonnement : « Je t’offre une petite image de la nature, par écrit, pour te prouver que je ne suis pas encore entré en fonction et suis toujours dans l’enfance » car « il n’y a pas d’art masculin ou féminin il y a simplement un art d’enfance, qui requiert à vrai dire toutes les énergies viriles et féminines ». Et aussi : « Une bonne phrase remonte toujours à l’enfance retrouve quelque chose de l’enfance (mais pas une anecdote). »
La nature est affaire d’impressions car « la nature n’est rien comparée à un œil humain », et Handke y porte une très grande attention, sensible au mouvant feuillage des arbres, aux chatons que, pareils à des pensées, les noisetiers dissipent dans l’air du soir, au parfum de la pluie d’été dans la poussière du chemin ou à celui des fleurs de tilleul, « l’une des rares odeurs qui méritent pleinement le nom de “parfum” ». Il en explore ainsi les phénomènes sauvés de l’éphémère et nous montre l’être participant physiquement, c’est-à-dire de tout son corps, à cette sorte de « chant du monde » mais en nous éveillant à un regard totalement neuf, à une tout autre perception. Comme cette autre perception inusitée : « Quand je parviens à inclure quelqu’un dans mes pensées, je sens en moi, dans ma poitrine et mes bras, le mouvement des arbres. »
Et n’avons-nous jamais rien lu, en dehors peut-être de certaines observations de Jules Renard, d’aussi magnifique sur les arbres ? « Si le sureau est “mon arbrisseau” c’est entre autres raisons parce que chacune de ses pousses tend vers le haut, presque à la verticale, tandis que l’arbre lui-même, son bois, est tout entier si faible que les rameaux, ensuite, inclinent vers le bas – en arceaux, il est vrai ! » Une annotation aussi inspirée que : « Secoue le laurier. Vois-tu quelque chose tomber ? – Rien que la lumière changeante » est sublime, comme cette remarque : « On peut dire des hêtres pourpres qu’ils sont “plongés” dans la couleur ; et ils ont en eux, par surcroît, le bleu du ciel tout autour. » Et même si tout choix est arbitraire choisissons encore ceci : « Le tilleul en pleine efflorescence : le mot “splendeur” semble avoir été inventé pour lui ; le tremblement des fleurs dans le vent, la montée du soir ; l’ébranlement des fleurs par les insectes. » C’en est au point qu’on ne se lasserait pas de tout citer.
En lisant ce journal, on se rend compte aussi que Peter Handke enrichit son œuvre de ses lectures, synonymes de « plaisir » – celle du Talmud –, de Kafka, « éternel adolescent aux portes de l’esprit » ou de Hofmannsthal qui voisinent avec Hebbel et Grillparzer, « l’esprit le plus libre que l’Autriche ait jamais produit ». Et toujours Bove, Ramuz aussi. Mais l’esprit goethéen, celui de la contemplation, autrement dit Goethe demeure le maître tandis que Thomas Bernhardt « le plus infécond de tous les écrivains (si prolifique qu’il soit) » est malmené. Il nous rappelle également qu’après avoir traduit saint jean de la Croix, Peter Handke commence à traduire Le Nu perdu de René Char, dont il donne l’image d’un poète à la fois infiniment respectueux de notre séjour terrestre (« Peu auront su considérer la terre sur laquelle ils vivaient et la tutoyer en baissant les yeux ») et sûr de lui, viril : « Il faudrait décrire les choses ou les objets depuis la “pleine masculinité” ; les gestes les plus paisibles, les plus aimables et les plus beaux de la virilité, voilà ce que devrait être l’écriture (les plus doux aussi, voir René Char ?). » De sa traduction qui fut un événement, il dit : « je ne lis jamais aussi bien René Char qu’en le traduisant en même temps », « suis-je en train, enfin, grâce à René Char, de réapprendre à lire ? (comme autrefois avec Friedrich Hölderlin) », traduire : rencontrer l’autre au plus profond (René Char). Et traduire René Char, c’est s’exposer à une parole oraculaire : « Traduire les oracles de René Char revient à résoudre un problème mathématique : c’est un calcul mental. Mais le résultat, à la différence de celui d’un problème mathématique, n’est pas alors un nombre tout simple, mais une image – plus simple que le plus simple des nombres. »
Un livre qui compte – et À ma fenêtre le matin en est décidément un, après tant d’autres de son auteur – est un livre qui entraîne son lecteur à réinventer son propre monde, avec ici, plus que les mots du livre, sa vision, son attention, non moins d’ailleurs que son écoute dès que « le jour commence » ou quand, auditeur d’un concert symphonique de musique de Mozart, Peter Handke perçoit dans le jeu instrumental « une voix humaine idéale, signifiante – signifiant tout et rien à la fois –, indéchiffrable, parlante, la voix parlée des voix parlées ». Cette expérience auditive rare se double d’une superposition d’images associant la perception visuelle simultanée de l’orchestre et un tableau de Giotto « où il n’est pas un détail qui attire l’attention sur soi au détriment du reste du tableau ; rien de ce qui advient ici ou là n’est anecdote, tout se raconte en postures, dans les formes des couleurs et des sons ». Mais tiens, ne serait-ce pas là précisément d’où ressort, pour une bonne part, l’alchimie mystérieuse de la narration de Peter Handke, procédant de sa présence aux choses et aux êtres qui nous change la vie ? « Laisser mon univers en partage : = écrire » et « seul le lecteur m’ouvre le livre que j’ai écrit ». Cela est beau, très beau. Et il est si rare qu’une œuvre littéraire touche aussi profondément. De surcroît, quelle extraordinaire traduction ! Or, « la joie du poète – la fierté du traducteur ».