Le Matricule des anges, juin 2011, par Richard Blin
L’épellation du monde
Quatre nouveaux titres de Peter Handke pour découvrir une singulière façon de regarder le monde, et saisir une écriture cherchant à concurrencer l’évidence et la présence du réel.
Penseur de l’instantané, Peter Handke est un homme en état de veille permanente, qui écrit le plus souvent dehors, au vent, au soleil ou en forêt. L’air, l’espace, le silence lui sont indispensables pour sentir le monde car il a fait de la sensation, de la primitivité de la sensibilité, un mode d’approche de la réalité, et le substrat même de son écriture. Très prolixe – récits, romans, essais, pièces de théâtre, scénarios, traductions (Bove, Char, Modiano, Ponge…) –, il est aujourd’hui l’un des écrivains européens les plus importants.
Né sans père en 1942, d’une mère appartenant à la minorité slovène de Carinthie (Autriche), puis reconnu par le mari de cette dernière, Peter Handke vécut une partie de son enfance à Berlin-Est, puis en internat (« Êre livré à l’internat, ce fut comme être scalpé »). Puis ce seront des études de droit mais c’est surtout l’écriture qui l’intéresse. 1966 verra paraître son premier roman – Les Frelons – et sa première pièce Outrage au public. Depuis, il n’a cessé d’écrire.
Les quatre titres qu’il nous propose aujourd’hui sont exemplaires de sa démarche : regarder, écouter, sentir ; se rappeler, questionner. Des livres traversés, sinon portés, par les fluctuations du monde : pas de vérité ici mais un plaidoyer pour l’humain et un mode de relation au monde et aux autres qui passe par la capacité à être avec, quitte à prendre à rebrousse-poil bien des doxas établies. On se souvient que, nostalgique de la Yougoslavie d’antan, et arguant du fait que la réalité des Balkans était plus complexe que ne le croyaient les Occidentaux, Handke s’est battu pour une approche et une appréciation moins partisane du peuple serbe, dénonçant – aux côtés de sa compatriote Elfriede Jelinek et de l’Allemand W.G. Sebald – les bombardements de la Serbie par l’OTAN. On sait aussi qu’il sera classé infréquentable après avoir été s’incliner sur la tombe de Milosevic – un geste qui conduira la Comédie française à déprogrammer, en 2006, une de ses pièces. L’occasion est donc rêvée, aujourd’hui, de revenir au texte, de suivre Handke dans son exploration poétique du monde, son rapport aux lieux et aux périphéries ; de le (re)découvrir aussi dans sa vérité d’errant, lui qui vécut à Paris, en Allemagne, à Clamart, à Meudon, à Salzbourg avant de se fixer, en 1990, à Chaville, dans les Hauts-de-Seine.
C’est par les Carnets qu’il faut commencer : un ensemble de notations, de réflexions, de croquis instantanés, consignés entre 1987 et 1990, une époque où, sans domicile fixe, il était toujours en chemin, arpentant la France, l’Italie, le Portugal, l’Espagne, la Grèce, le Japon. Des Carnets qui sont à la fois l’atelier et le vivier de l’œuvre, et où se met en place la voix qui sera celle des récits. Un livre de plein-vent où se distille une sorte d’éthique du dénuement et où s’élabore une véritable poétique de la marche. Partir, être sous le ciel, « perméable à toute la lumière du monde », est un mode de vie pour Peter Handke, une façon de recevoir l’enseignement du présent, d’être toujours préparé à l’apparition de la beauté, à la collecte de ces moments qui suspendent le temps. « Juste une seconde. C’était une de ces secondes tremblantes qui, douleur ou pas douleur, produisaient avec les autres secondes tremblantes le sentiment de l’existence ou justement du parcours terrestre. » Marcher, voyager, c’est aller d’un de ces instants de ravissement à un autre. « C’est un monde intact qui m’apparaît, et ce monde intact s’impose à moi comme la réalité la plus haute, la bonne. » Des petits riens certes – les premières gouttes de pluie dans la poussière du chemin ; trois ânes immobiles sous la neige qui tombe, dans une petite rue sombre, entourant leur maître lui-même immobile ; un balai de bambou près d’un tas de cendres fumantes ; un enfant qui, « circonspect et méticuleux », marche au plus profond d’une flaque – mais où s’incarnent la pleine efflorescence du présent et l’infinie plasticité du possible. Tout se coudoie sans se mêler dans cette ivresse perceptive qui est redécouverte enthousiaste et passionnée de la réalité. Aller ainsi, dans le bruissement et le scintillement des formes, de sensation en sensation, c’est vibrer à l’unisson d’on ne sait quelle note inconnue célébrant la perfection de l’être-là.
Se maintenir ouvert, s’élargir et, dans l’absence de parole, laisser le monde se déployer. À pied, en train, en autocar, traversant les tempêtes, découvrant les vertus de la fatigue – qui rend clairvoyant et fait courir l’imagination – Handke note – « Les petites touches de la pluie naissante sur l’eau comme un modèle pour mes notes » –, consigne, ne cesse de s’étonner. « Qui s’étonne voit ce qui est autre ; qui cesse de s’étonner ne voit plus que ce qui est semblable, ne fait plus qu’enregistrer. »
Foncièrement décalé – qui aujourd’hui comprend encore ce geste qui consiste à « se pencher vers le jaune frais, le jaune parfait des dents-de-lion dans les hautes herbes » ? – dans un monde où le poétique est de plus en plus incongru, Peter Handke persiste et signe, comme dans La Nuit morave.Véritable invitation au voyage, ce livre illustre le désir d’affronter chaque jour quelque chose, d’aller à la rencontre de l’impondérable, de partir à l’aventure sur fond de guerres de désunion dans les Balkans ; d’aller aussi sur les traces d’une vie comme l’a fait « l’ex-auteur » (qui, par bien des traits, ressemble à Handke) qui a convié à dîner – sur la péniche-hôtel qui lui sert de demeure, et qui est amarrée dans une boucle de la Morava, un affluent du Danube – quelques-uns de ceux qui furent le temps d’une étape ses compagnons de voyage, pour leur conter l’histoire de sa longue déambulation à travers l’Europe.
Tout en méandres et dérivations, le récit déborde d’images, de visions, de souvenirs, de non-événements – le crépitement de la neige sur les buissons d’hiver, le blanc d’une fleur de cognassier, un moineau se baignant dans un trou de poussière, la musique des arbres dans le vent – qui montrent le monde tel qu’il s’offre au marcheur. Une réalité à laquelle l’écriture de Handke nous rend perméable tant il sait restituer la perception à sa naissance et nous faire partager le rythme de son errance. Une façon unique de laisser advenir, de vivre l’écriture comme une aventure, et de donner corps à une langue de l’œil. Attentif aux points d’appui de l’architecture secrète des lieux traversés comme à leur esprit, il en capte l’essence à travers les objets sans âge aperçus au bord des routes : un petit rucher, un tuteur d’arbre fruitier quelconque, une cabane en guise de petit coin dans une arrière-cour « avec des cœurs découpés à la scie dans la porte ou pas ». Mais c’est aussi le temps qu’il interroge, la réalité que recouvre le terme de pays – comme dans Les Coucous de Velika Hoca, chronique d’une petite ville du Kosovo sous tutelle albanaise.
C’est presque rien et pourtant tout est là ré-uni, par un regard et une écriture qui aspirent à l’épique à partir du quotidien. Monde premier, monde de la peur, de la répétition spatiale et temporelle. « Secret de la vie : la répétition; ce qui se (et me) répète. »
Dans Kali, l’errance – celle d’une cantatrice à la recherche d’un enfant – se fait voyage au bout de la nuit. Sur fond de Troisième Guerre mondiale, c’est un monde comme à bout de souffle que nous traversons, un monde où les enfants disparaissent, où le mal innocent, « puissant et impossible à combattre » a pris la place du malin d’antan. Un enfer peuplé des exclus de l’Idéal que charrient les idéologies. Tout se passe, dans cette marche vers le monde stérile d’une montagne de sel, comme si chaque acte était la traduction théâtrale, énigmatique, de ce que chaque personnage pense et sent. Restent les mots, l’étonnement qui conduit le texte, et une écriture en perpétuelle tension et comme déchirée par l’angoisse. Une histoire qui – comme toutes celles que raconte Peter Handke – tient autant de la pérégrination désenchantée que de l’imagination questionnante mariée à ce sens de la beauté par défaut qui esthétise l’errance.