Le Monde, 25 avril 2003, par Raphaëlle Rérolle
Les lieux de Juan José Saer
[…] La lecture, aussi, constitue l’une des meilleures façons qui soient d’être au monde. Avaleur infatigable de classiques – Juan José Saer vient de publier un remarquable petit livre consacré au Quichotte (Lignes du Quichotte), ce texte dont il est un fin connaisseur –, l’écrivain fait partie de ces gens que l’évocation d’un texte aimé remplit d’émotion, d’enthousiasme, de gourmandise. Sans l’ombre d’une amertume, il laisse « les auteurs d’aujourd’hui aux lecteurs de demain », pour mieux se tourner vers Shakespeare ou Les Mille et Une Nuits, ce livre dans lequel « la fiction règne d’une manière plus extraordinaire que n’importe où ailleurs ». La lecture, dit Juan José Saer, « appartient à notre univers empirique : c’est une solution de continuité entre l’expérience et la fiction ». Au risque de se mettre en péril, quand s’estompent les frontières entre les deux ordres. « Il est remarquable de voir à quel point la lecture a longtemps été considérée comme une sorte de danger ou de folie, explique-t-il. On craignait – et c’est l’un des thèmes du Quichotte – qu’elle ne ramollisse le cerveau et n’introduise des vices. Était vu comme fou celui qui croyait trop à ce qu’il lisait. Et Polonius doute de la folie de Hamlet, quand il le voit lire et s’exclamer : « Paroles ! Paroles ! Paroles ! » donc prendre de la distance par rapport au texte écrit. » Pourtant, remarque-t-il, « la fiction est aujourd’hui pour moi la chose la plus honnête qui soit : elle montre son jeu depuis le début, bien plus que les textes qui se présentent pour vrais. On sait bien que l’utilisation des forces du langage suppose forcément une part de fiction ». Pour lui, la fiction est une « anthropologie spéculative » qui propose une vision non scientifique de l’homme. Et qui met de l’ordre dans le chaos du monde, sans rien de définitif « on n’a jamais le dernier mot sur le sens d’une grande fiction, dit Saer, pas plus que sur le monde dans lequel nous vivons. »