Le Figaro littéraire, 28 avril 2011, par Thierry Clermont
Peter Handke, l’insaisissable
Après cinq ans de silence, l’écrivain autrichien revient en force avec trois livres. Romancier, scénariste, dramaturge, essayiste, il est toujours là où on ne l’attend pas.
Pour rejoindre son refuge, il faut dépasser l’alignement des pavillons à meulières ombragés par les lilas, emprunter une allée assombrie plantée de hauts thuyas, patienter devant le portail vaguement bleu. Au loin, c’est la massive forêt de Meudon, sous un premier soleil de printemps. Si Horace avait eu son Lebedos, Handke a déniché là, voici une vingtaine d’années, son havre d’écriture, après avoir définitivement quitté sa Carinthie, séparé de Paris « par une croupe de collines boisées ». Un vrac d’objets mal identifiables, de tablettes, d’outils, d’autres babioles de plastique, fait du jardin protégé un drôle d’endroit romanesque, sur lequel veille une espèce de haut-relief en bois représentant les trois rois mages, reproduction fidèle d’une sculpture moyenâgeuse de l’église de Griffen, son bourg natal. C’est ici qu’il a écrit la plupart de ses ouvrages, depuis Essai sur la journée réussie.
Marcheur infatigable, flâneur attentif, Peter Handke prend parfois la fantaisie de franchir la tendre Bièvre et de traverser champs et sentiers pour rejoindre Port-Royal-des-Champs, carnet de notes en main. D’ailleurs, dans son Don Juan (raconté par lui-même), il fait revenir le séducteur sévillan dans l’ancien fief des jansénistes. Handke ne cache pas son admiration pour ce grand suborneur d’hommes et de femmes, considérant même qu’il « a fait du bien au monde », au point de le considérer « comme un véritable frère ». Ce Don Juan très personnel était son dernier livre traduit en français (en 2006), jusqu’à la sortie simultanée de trois nouveaux ouvrages. Auparavant, il avait abordé un autre personnage mythique de l’Occident, Don Quichotte (dans La Perte de l’image ou Par la sierra de Gredos).
Handke, et c’est là une de ses vertus cardinales, n’a jamais hésité à prendre le rebours de l’opinion commune, l’envers des doxas bien établies. Quitte à le payer, et même très cher. Il y a cinq ans, il avait suscité une violente polémique après s’être rendu aux obsèques du dirigeant serbe Milosevic, où il avait déclaré : « Je sais ce que je ne sais pas. Je ne sais pas la vérité. Mais je regarde. J’écoute. Je ressens. Je me souviens. Pour cela je suis aujourd’hui présent, près de la Yougoslavie, près de la Serbie, près de Slobodan Milosevic. » Rançon de la colère, solde de son engagement : une de ses pièces est brutalement déprogrammée de la Comédie Française. Adieu donc le prestigieux Nobel, qu’on lui promettait peu ou prou depuis des années. Dix ans plus tôt, il avait été un des rares intellectuels à avoir condamné les bombardements de l’Otan sur la République serbe, aux côtés de sa compatriote Elfriede Jelinek (prix Nobel de littérature 2004), de son ami le metteur en scène Luc Bondy ou de l’Allemand W.G. Sebald. Dans Mon année dans la baie de Personne, sorte de « prière narrative », le protagoniste, Gregor Keuschnig, ne s’écrie-t-il pas : « Mon époque, mon ennemi » ? À propos, l’hostilité vis-à-vis de Handke ne date pas d’aujourd’hui. Au début des années 1990, un critique français, forcément blasé, avait traité ses livres de « blêmitudes », bâclées par un « saturnien soporifique ». Pas très élégant envers celui qui quelques années plus tôt avait traduit en allemand le grand Emmanuel Bove (Bécon-les-Bruyères, Mes amis…), René Char, Francis Ponge, deux romans de Patrick Modiano, et même adapté au cinéma La Maladie de la mort, de Marguerite Duras.
« Le langage devenu langage »
On lui doit également d’avoir fait connaître outre-Rhin un des premiers romans de Julien Green, lequel avait fait vœu, au soir de sa vie, d’être inhumé à Klagenfurt, touché par la grâce d’une effigie de la Vierge ; « une des villes les plus nazies d’Autriche », commente Handke, qui y avait passé deux ans, comme pensionnaire dans une institution religieuse, avant d’en être chassé pour avoir lu, à l’âge de quinze ans, Sous le soleil de Satan de Georges Bernanos. « Dès le plus jeune âge, j’ai été infecté par le sang noir du catholicisme », se souvient-il, avec des accents de rage. Et de répéter : « Oui, le sang noir. » Tout cela, et davantage, le journaliste allemand Malte Herwig le rappelle dans la première véritable biographie consacrée à l’auteur de La Femme gauchère, parue en ce début d’année sous le titre wagnérien (un contresens volontaire ?) Le Maître du crépuscule (inédite en français).
Le jardin fleuri de Peter Handke tremblote dans la lumière finissante. On pense à quelques pages tombées de ses Carnets : « Les hortensias mauves du jardin. Le buis dans l’ombre. La marche des merles dans les fourrés. L’arrivée des moineaux […]. L’ébullition du silence. » Commentaire de l’auteur : « La littérature, c’est le langage devenu langage ; la langue qui s’incarne. J’écris avec la respiration, pour découvrir le sacré, celui de la vie. Je crois être un romantique décidé, qui rend grâce à la mémoire. » Son état de veille est permanent. Ce qui nous vaut de nombreuses lignes lumineuses, comme : « Une forme d’amour : avec l’aide de l’être aimé réapprendre le mensonge, jeu pour élargir l’existence », ou encore, dans des nuances mélancoliques : « La nuit je ne voudrais plus entendre que des voix de femmes », et plus bucoliquement : « Marche, empilement de quiétude. » Tonalités variées que l’on retrouve dans Hier en chemin. « Carnets, novembre 1987-juillet 1990 ». Et si c’était là que se loge l’essentiel de Peter Handke ? Non pas dans ses romans ou récits, ni dans son théâtre capricieux, mais dans ses volumineuses notes amassées jour après jour, heure par heure, constituant sa substantifique moelle littéraire. On le retrouve alors parcourant l’Europe, de Split à Ostende, d’Amsterdam à l’andalouse Ubeda, où est mort saint Jean de la Croix, s’attardant dans l’ombre des églises romanes, en dénudant les objets et les gestes quotidiens, en lançant des syllogismes poétiques. Il y évoque John Keats, le romantique qui voulait une vie de sensations et non de pensées, après avoir évoqué Tokyo sous la neige. Il l’avoue : « Je suis un penseur de l’instantané : je ne suis même que cela. Narrer ne m’intéresse pas, mes intrigues sont masquées, enfouies ; je préfère réaliser, au sens où l’entendait Cézanne ». Parus simultanément en français, Kali est un roman noir d’anticipation situé dans une ville dominée par une mine de potasse, où survivent des migrants et une étrange cantatrice bêleuse, alors que la tourbillonnante et inclassable Nuit morave nous entraîne au fond des Balkans, cette terre meurtrie et soumise « à la dictature du temps normal et réel ». Une terre revisitée par un écrivain vieillissant auquel il ne reste que la « bravade » pour s’exprimer.
La littérature n’est pas tout pour Handke, bientôt âgé de 69 ans, qui a fourbi ses premières armes au milieu des années 1960 avec Les Frelons et Le Colporteur, avant de se faire un nom avec L’Angoisse du gardien de but avant le penalty et le bouleversant Malheur indifférent, requiem dédié à sa mère d’origine slovène. Le théâtre tout comme le cinéma occupent une place de choix dans ses activités. D’ailleurs, son nom sera toujours associé au film de son ami Wim Wenders, Les Ailes du désir (1987), en qualité de scénariste, un film onirique mené par Bruno Ganz, Peter Falk (« Colombo » au petit écran) et le rocker Nick Cave.
Dans les années 1960, on parlait de pop music ; chez Handke, on disait « beat musik ». Passionné depuis toujours par Bob Dylan, « le psalmiste », les Kinks, les Stones, il avait cru dans sa jeunesse que le rock « pouvait apporter une véritable démocratie, au-delà des rêves ». Depuis, le fan de Creedence a eu le temps de déchanter pour revenir sur ses illusions, même s’il collabore avec le grand songwriter Van Morrison (le père de Gloria).
Son dernier opus, qui vient d’être publié en Allemagne, s’intitule Der Grosse Fall (« la grande chute ») : vingt-quatre heures dans la vie d’un acteur désœuvré prêt à commettre un meurtre, et qui tombe opportunément amoureux d’une femme. Un roman, précise-t-il, « sur la dernière vision des choses ». De son côté, le compositeur Philip Glass, spécialisé dans la musique répétitive et parfois verbeusement ennuyeuse, travaille sur un opéra inspiré de la pièce de Handke, Traces des égarés. Le titre lui va à merveille. Lui qui aime à dire : « Je suis presque un désespéré », et qui aurait pu chanter, comme Don Giovanni face à Donna Anna : « Qui je suis, tu ne le sauras pas. » Non lo saprai…