Nonfiction, 13 avril 2012, par Clélie Millner

Peter Handke, partage d’errances

Hier en chemin (Carnets, novembre 1987-juillet 1990) de Peter Handke est le second tome de fragments de pensées, aphorismes contemplatifs et poétiques dont le premier opus avait pour titre À ma fenêtre le matin (Carnets du rocher, 1982-1987). Les deux titres se reflètent en un chiasme temporel : le lieu puis le moment de la journée pour le premier, la date “hier”, ancrée dans une énonciation achronique et le parcours géographique, “en chemin”, pour le second.

À l’immobilité réflexive du premier répond le mouvement sans but du second. Mais ce nouveau recueil apparaît aussi paradoxalement comme celui du “jour d’avant” le matin qui traverse la vitre, le “hier” qui précède toute naissance de l’aujourd’hui : en suivant la chronologie des errances, Peter Handke semble remonter vers une origine toujours fugitive.

Et c’est bien ce que dessinent ce carnet de voyages, ces notes fragmentaires qui sont autant de prises de vue d’un pays étranger, d’une rue qui en rappelle tant d’autres, d’un sentiment furtif d’universalité. L’écrivain poursuit seul sa pérégrination du Japon à l’Italie, des sentiers de l’ex-Yougoslavie au chaos bleuté de la place de Clichy. Il cherche dans les aspérités du chemin les éléments d’identités : l’absence de “regards de connivence” au Japon qui le mène à se demander si ceux-ci ne sont pas des marques de désinvolture occidentale, la “fin brutale du chant” propre au fado portugais, mais aussi et surtout toutes ces “répétitions adorables” qui de place en place offrent les évanescentes retrouvailles du “pays natal”.

Car le livre est avant tout le lieu d’une réflexion ontologique. Non que les différences géographiques et culturelles soient effacées, mais elles ne peuvent être consignées que dans la sincérité de l’expérience. Peter Handke est un écrivain sincère, qui tend à une transparence de la relation au monde : son objet est moins le monde qui l’entoure que son enivrante perception subjective.

Le recueil tend donc à donner l’image la plus juste possible de l’“être-en-route”, un de ces barbarismes que la langue allemande autorise avec indulgence et dont Handke fait grand usage. Le monde est rendu en tant que phénomène, l’observateur en suit les mouvements : ceux de la feuille qui se balance, d’une silhouette qui va disparaissant. Celui qui voyage arpente les régions en méditant sur la juxtaposition des images dont sa rétine garde la lumière. Elles déclinent l’exhortation oxymorique au deuil et à la joie – l’un ne pouvant aller sans l’autre, car le deuil “porte le monde entier en lui” et que la joie n’a de sens que si elle se détache sur cette perte initiale. Seul ce mouvement de balancier autorise le fulgurant sentiment d’exister. Dans ce va-et-vient, le regard comme l’écriture sont en quête d’harmonie. L’écrivain cherche à bâtir une modeste église romane, de celles dont il loue la simplicité et la fluidité du tracé, et pour cela il traque sans impatience les instants de communion, la grâce qui ne peut naître que de la fatigue, de l’abandon, ou de cette rencontre inopinée du deuil et de la joie.

Le va-et-vient est donc permanent : va-et-vient du monde lui-même, va-et-vient de l’observateur qui ne cesse de se mouvoir et de passer de ville en ville, mais aussi va-et-vient entre un désir d’adéquation totale, voire de fusion perceptive avec le monde extérieur, et un retour sur soi, sur l’abstraction d’une pensée toujours nourrie par l’étude de quelques écrivains inspirateurs – René Char, Wittgenstein, Hölderlin surtout – dont les fragments émaillent le texte de Handke.

Toutes ces caractéristiques font d’Hier en chemin l’un de ces “métiers à tisser” dont l’évocation précède souvent chez Handke la description d’une épiphanie du monde sensible. C’est le va-et-vient des mots qui tisse la trame de l’image. Le livre alterne donc réflexions ontologiques et linguistiques, rêveries, citations, étonnements inquiets ou émus face au spectacle de l’étranger, pensées qui acceptent leur incertitude. Dans la trame du recueil de Peter Handke, les fragments sont constitués de fils subtils et de nœuds d’intensité qui dessinent les écarts de silence qui les séparent.