Libération, 24 avril 2003, par Philippe Lançon

Saer, vif Argentin

Il y a (au moins) deux sortes d’écrivains. Ceux chez qui l’on sent le poids des grandes plumes mortes, et la dette que chaque phrase leur paie pour s’en libérer ; et ceux chez qui ces morts, et cette dette, se font discrets ou semblent absents. Juan José Saer appartient à la première catégorie. Autrement dit, c’est un écrivain argentin. En 1927, Borges disait que l’Argentine était le pays du futur ; elle est vite devenue, parallèlement, le pays du passé. Elle fut aussi le pays de l’épopée (sanglante) et, assez vite, conjointement, celui du désenchantement de cette épopée. Elle a enfin créé de formidables lecteurs universels, pour qui lire demeure un acte d’enfance et de magie sentimentale ; mais beaucoup de ces lecteurs enchantés sont également des lecteurs distanciés, méfiants, doués de soupçons et de mémoire. Derrière chaque phrase, situation, vision, ils cherchent les indices d’un crime ou d’une citation : tout ce qui, selon Borges, caractérise le lecteur de roman policier.

Juan José Saer creuse ses récits et ses romans dans ces contradictions vif-argentines : dans leur ambiguïté fertile. Il est né en Argentine en 1937. Il y a enseigné l’histoire du cinéma. Il vit en France depuis 1968. On peut le lire comme un enfant, comme un universitaire. Sa phrase navigue au près : entre émerveillement et distanciation, ironie et condamnation, petites choses et grands événements. Sa langue est à la fois raffinée et trouée des réminiscences de la rue (ou de la campagne) de sa région natale. « Si je pouvais, a-t-il expliqué, j’écrirais un traité de philosophie dans une langue populaire du rio de la Plata. »

Son nouveau livre, un recueil de vingt et une nouvelles, s’intitule Lieu. Les plus remarquables sont des histoires, mais aussi des métaphores. Elles se situent dans un monde fantastique, ou décalé, ou quotidien, et ne nous parlent que du nôtre. Un balayeur immigré évoque par exemple, place Vendôme, son pays détruit où, pendant la guerre, il y avait beaucoup plus de griots que de combattants. Durant la bataille, les griots crient par milliers leurs annonces, devant les soldats : « Il est indéniable que les efflorescences verbales dont les griots enveloppaient les événements finissaient par les rendre flous, contradictoires, insaisissables, et que la confusion qui résultait de cet état de fait prolongeait indéfiniment le massacre. » On imagine tantôt sa télé en guerre, tantôt le Rwanda.

Un cosmonaute en retraite, pascalien et misanthrope, se souvient de ses premiers pas sur la lune. Il devait avant tout y poser des caméras. « Quand mes supérieurs m’ont appris que notre principale mission, celle à laquelle nous devions impérativement subordonner toutes les autres tâches, consistait à planter sur la surface de la lune et en direct pour des millions de téléspectateurs le drapeau de notre pays, j’ai compris en un instant que le soupçon qui me poursuivait depuis longtemps venait de se confirmer : tous les membres du programme spatial, depuis le directeur général jusqu’à la femme de ménage, étaient fous. » Les caméras tombent en panne, la mission est un fiasco. Saer, lui, écrit une parabole du rêve impérialiste sous perfusion audiovisuelle.

La plupart de ces nouvelles sont parfaites : des éperviers planant dans la phrase et ses visions, puis plongeant sur leurs proies (une idée, une sensation, ou plutôt l’association des deux), avec une élégance et un sens acéré de la chute. Apparemment, elles abordent tous les thèmes, tous les genres. On pourrait résumer d’une brève leurs arguments. Une psychiatre roumaine décrit les rapports entre maladie mentale et pouvoir après la chute de Ceaucescu. Un vieux juif argentin, rescapé des camps, comptabilise chaque matin les massacres du monde en prenant son café. Un cadre américain à succès tue sa jolie femme au couteau et se pend sans raison apparente. Un homme d’affaires égyptien rêve qu’il torture et viole son fils adolescent qui vient de casser son véhicule neuf. Il y est souvent question de familles, de tueurs en série (comme dans son roman L’Enquête), de cette façon qu’a le souvenir ou l’horreur de contaminer la vie quotidienne : l’univers rappelle un peu celui de David Lynch.

Mais le lieu véritable de ces textes, le Lieu qui les unit, est ailleurs. Sous chaque récit, une autre aventure se joue, en mode mineur. Elle est dite par un vieil homme irradié, revenu vivre et dessiner à Tchernobyl quelques jours après l’explosion, et décidé à mourir dans l’abondance de ce paradis déserté : « Une chose quelconque, mais aussi son image peinte, même si elles paraissent stables et en repos, sont, malgré cette solidité apparente, le théâtre discret où se représente à chaque instant une scène vertigineuse. » Saer essaie de décrire cette scène, de la tendre, entre poésie et narration. Le Lieu, c’est les perturbations devenues langue.

Saer a intitulé le recueil de ses poèmes : L’Art de conter. Dans une nouvelle jouissive, l’un de ses doubles récurrents de livre en livre, Carlo Tomatis, raconte par une nuit d’orage à d’autres doubles récurrents de l’écrivain, qu’il aimerait écrire en vers la dernière grande aventure de Sherlock Holmes. Nous sommes en 1938, Holmes est devenu un vieillard « anarcho-syndicaliste ». Il résout l’énigme du meurtre de seize nouveau-nés et du suicide de l’infirmière chargée de les surveiller. En écrivant ce récit en alexandrins, explique Tomatis, « j’occuperais dans l’histoire de la littérature une place voisine d’Œdipe roi, puisque Sophocle et moi serions les seuls auteurs à avoir traité en vers une affaire policière. » Puis il l’invente, mais en prose, dans un récit mis en abyme (« dit Tomatis que dirait Holmes ») par Saer. Le texte est une belle intrigue, une allusion au massacre des innocents, un hommage à Conan Doyle, à Borges et à Thomas Bernhard, et un cruel petit règlement de comptes avec les classes privilégiées.

Le bref essai sur Don Quichotte publié chez Verdier résonne avec Lieu : il en fixe implicitement le cadre. Pour Saer, Don Quichotte n’est pas une épopée, mais une destruction de l’épopée. Le Chevalier à la Triste Figure ne cesse de vivre la même aventure : son idéal au galop contre la réalité. Seuls deux événements marquent sa vie : ses lectures, sa mort. Le reste – le livre – est l’infernale et comique répétition de son échec. Avec Don Quichotte naît le roman occidental et sa « morale de l’échec ». Son héros veut échapper, non pas au chant, mais au « silence des sirènes ». Nous autres, nous « pataugeons » dans ce silence : la réalité matérielle brute. Saer conclut : « La seule lucidité qui nous soit permise consiste à reconnaître que, comme le personnage de Kafka, symboliquement nous avons perdu. Par contre Don Quichotte, lui, a gagné. »

Il a gagné puisque nous le lisons. Et puisque beaucoup écrivent pour le retrouver, retrouver tous les grands qu’il a inspirés. Chez Saer, à Paris, il y a des portraits fameux d’Ulysse, Virginia Woolf, Proust, Faulkner, Joyce, Macedonio Fernandez, Roberto Arlt. Quand un journaliste argentin lui demande comment il leur paie sa dette sans fin, l’écrivain lui répond courtoisement : « Pour pouvoir admirer un écrivain, il faut le mériter. On ne peut dire qu’on admire Shakespeare et écrire comme Paolo Coelho. Quand celui-ci dit que pour lui les deux plus grands écrivains d’Amérique latine sont Jorge Amado et Jorge Luis Borges, il me semble que l’un des deux devrait protester. » Saer écrit pour mériter leur postérité.