Art press, juillet 2011, par Philippe Forest

Sur la voie ancienne

Rien n’est plus étrange qu’un nouveau livre de Peter Handke Rien, sinon trois livres de Peter Handke paraissant simultanément et qui, au lieu de s’éclairer mutuellement démultiplient par la conversation ou ils engagent ensemble leur faculté propre de sidération, de sorte que chacun ajoute encore à l’énigmatique dimension des deux autres. Deux romans, mais le terme, si on l’entend de manière conventionnelle, convient si peu que leur auteur préfère appeler le premier, La Nuit morave, un récit, et le second, Kali, Une histoire d’avant-hier. Un journal, Hier en chemin, mais présenté plutôt comme des « carnets », notes dépourvues de dates et dont l’expérience qu’il relate est si voisine de celles que mettent en scène les fictions, les sortes de « fiction » qui l’accompagnent aujourd’hui, que lecteur ne peut se défendre de l’impression que c’est le même voyage méditatif qui pour lui s’engage et se déroule dans chacun de ces trois livres, indépendamment de la forme que ceux-ci empruntent et du genre littéraire dont ils simulent, très vaguement, l’apparence.

Cela fait longtemps maintenant qu’un tel voyage a commencé pour Peter Handke. Aucun des très grands écrivains d’aujourd’hui – et l’évidence veut qu’il compte parmi ceux-là – ne donne autant que lui la sensation souveraine de s’être en allé, libre désormais de toutes les contraintes auxquelles consentent encore les autres à qui l’idée ne vient même pas qu’on puisse ou qu’on désire s’en affranchir. « N’écrivez que des histoires d’amour et d’aventures, rien d’autre ! », déclarait Handke à la dernière page de Par une nuit obscure je sortis de ma maison tranquille (2000) Et c’est certainement à un tel programme que souscrit Kali, récit d’errance ou, par bribes, se donne à lire l’histoire ancienne de Lancelot traversant le pont de l’épée, selon la fable qu’en fit Chrétien de Troyes dans son Chevalier à la charrette, et où une ville à l’allure de mirage parmi les paysages infernaux d’une mine de potasse devient l’équivalent moderne du légendaire et terrible « pays dont nul ne revient ». Il en va de même pour La Nuit morave, dont les toutes premières lignes installent également le lecteur dans un univers de contes, où un lieu situé nulle part, « misérable pays, réduit en poche de détresse de l’Europe », se pare des noms merveilleux qui autrefois furent ceux de Numancia, « dernier refuge et bastion contre l’Empire romain » et de la mystérieuse Samarkand. C’est là qu’à bord d’une très improbable péniche amarrée sur les rives d’un fleuve ensablé et envasé, un homme raconte à l’intention de quelques autres, l’histoire aventureuse d’un voyage amoureux.

Peter Handke reconduit ainsi le roman européen vers ses origines les plus lointaines, renouant avec une entreprise dont, au nom d’un prétendu « réalisme », nous avaient séparés des siècles de méprise. Il réassume la forme primordiale de cette quête incertaine et à l’issue toujours suspendue à laquelle correspondaient, dans un passé très lointain, le roman de chevalerie et le roman picaresque. Au sens de Chrétien de Troyes et de Cervantès. L’un avec l’autre, désormais.

Sur ce qu’il nomme lui-même la « Voie Ancienne », Handke nous entraîne à la suite de son héros. Cependant, quelque chose a changé : « Dans les histoires classiques de gens en chemin il arrivait qu’on lise, après que les héros s’étaient tirés encore d’une aventure, la phrase pareille à un refrain selon laquelle eux, le héros, ou je ne sais qui, auraient poursuivi alors pendant un temps leur chevauchée, par la Mancha, à travers la steppe ou la prairie, sans qu’il se passe quoi que ce soit qui fût digne d’être raconté. Tandis qu’il poursuivait désormais sa route sur la Voie Ancienne, ou ce qu’il en restait, vers le matin, le soleil levant, il ne se passa rien pendant un temps, absolument plus rien, et c’est peut-être justement ainsi qu’arrivèrent telle et telle chose qui, pour lui du moins, étaient dignes d’être racontées. »

Racontant précisément ce rien qui passe, le roman, ainsi, doit reprendre la « Voie Ancienne », mais le héros, nouveau Lancelot et nouveau Quichotte, qui l’emprunte n’est vraiment plus personne. Pour cette raison et paradoxalement, il est l’un des derniers à être encore « quelqu’un », un « sans-État » et un « saint-Père », « Prince de Nulle Part », « spectre », ayant renoncé à son identité ancienne d’écrivain, totalement égaré au sein d’un « no man’s land » aux dimensions du continent, attaché seulement à la pure et splendide énigme du temps qui en appelle encore à une suite, afin que se poursuivent encore la route et le récit. Comme en témoignent aussi toutes les pages magnifiques de Hier en chemin, notes prises au hasard de voyages en Écosse et en Grèce, au Japon et au Portugal, et parmi elles, celle qui évoque le grand chêne divinatoire de Dodone, dont les feuilles bruissent et parlent comme celles d’un livre, semblable a ceux de Handke, dont l’oracle aurait la forme exacte d’une question adressée à chacun.
Au moment de conclure, je m’avise qu’il ne me reste que quelques lignes pour rappeler comment l’auteur s’est disqualifié aux yeux du monde à cause de certaines impardonnables prises de positions politiques récentes. J’ai certainement tort. Je n’en disconviens pas. Mais quitte à aggraver mon cas, je dirai qu’à l’heure où triomphe l’irréversible règne d’un mensonge auquel collabore la fausse littérature, il n’est pas impossible que ce soient des livres comme ceux de Handke qui sauvent un peu l’honneur de tous les autres.