Le Monde, 18 mai 1990, par Patrick Kéchichian
Les chants les plus beaux, dit-on, sont souvent les plus tristes… Et sans doute la beauté touche-t-elle davantage l’âme du lecteur – ou de l’auditeur – lorsqu’elle emprunte les chemins de la mélancolie ou d’une inapaisable nostalgie. La Pluie jaune confirme l’adage, le porte même à un rare degré d’intensité.
La Pluie jaune est une élégie funèbre, le chant d’accompagnement d’une lente procession mortuaire. Procession qu’un seul homme suivrait : à la fois officiant, unique voix d’un chœur absent, dernier motif vivant enfin, de la cérémonie qui se tient. Avant que le silence, l’oubli et les mauvaises herbes ne recouvrent tout…
Cet homme, le narrateur, est le dernier habitant d’un village isolé des Pyrénées, Ainielle, près de Huesca, en Aragon. Village déserté, mort déjà ; ultime respiration humaine qui, elle aussi, va bientôt s’éteindre. À la faible lumière de ses derniers moments, il se remémore l’agonie du village déserté, qui se confond avec sa propre agonie, son propre abandon. Il se souvient de la disparition ou de la mort de ses proches : celle de sa femme d’abord, Sabina, dernière compagne humaine de sa solitude, qui s’est pendue. Puis il remonte le temps : le départ d’Andrés, le deuxième fils ; la mort du premier, Camilo, jamais revenu de la guerre, et celle de Sara, sa fille, en « ce jour lointain où sa respiration fébrile et douloureuse s’arrêta pour toujours ».
Pour l’homme qui achève ici son périple immobile, tout souvenir est de mort et d’abandon, toute mémoire de désolation : « Je suis en train de mourir et dans ma poitrine se consument toutes les voix mortes de ma vie. » Les maisons du village n’opposent pas leur pérennité au temps qui s’épuise. Cet épuisement, les pierres en épousent le mouvement, jusqu’à la ruine dont personne ne peut les prémunir. Le temps est d’ailleurs le principal personnage du roman de Julio Llamazares. Au sens climatique d’abord. Temps rude de la montagne, temps de neige et de vent qui n’accorde au narrateur que la conscience et la mesure de son impuissance, qui redouble son isolement. Temps dont cette « pluie patiente et jaune qui éteint doucement les feux les plus violents », qui décompose les couleurs et les ombres, qui « rouille » enfin la mémoire et le paysage, est l’obsédant symbole.
Temps aussi que ne féconde plus que « la sève de la mort », durée qui n’est qu’un « long et interminable adieu » peuplé de fantômes, comme celui de la mère « veillant près d’un feu inexistant la mémoire d’une maison dont personne ne se souvenait plus ». Dans ce temps que le cœur va cesser de rythmer « les mots » eux-mêmes « se défaisaient comme du sable », « les souvenirs laissaient presque toujours place à d’immenses étendues d’ombre et de silence ».
Llamazares a soin de préciser qu’« Ainielle existe » et que, si les personnages sont fictifs, le village fut effectivement abandonné en 1970. Le roman lui-même comporte des dates qui semblent s’accorder à cette réalité. Cela ne fait pas pour autant basculer le livre dans la catégorie du récit rural ou écologique.
Construit exclusivement autour de la conscience et de la voix d’un seul personnage, La Pluie jaune est d’abord le roman de la solitude, du délaissement humain. Solitude et délaissement dont les causes, d’ailleurs, ne sont nullement mystérieuses, sont même repérables, historiquement et géographiquement.
À cette vie inscrite dans son cadre naturel et ancestral, à cet équilibre dans lequel l’homme a son séjour, ont succédé la désolation, le déséquilibre, l’effacement de l’humain dans un site devenu inhabitable. Enregistrant les étapes de cet effacement, Julio Llamazares a composé ce beau livre de deuil et de mémoire, cette sobre et sombre élégie dédiée à une terre qui meurt.