L’Humanité, 23 novembre 1988, par Claude Prévost
En 1937, dans l’automne pluvieux des monts Cantabriques, quatre soldats perdus de l’armée républicaine fuient devant la traque fasciste : Ramiro, ancien mineur des Asturies, Juan, son très jeune frère, Gildo, et Angel, le narrateur, qui a vingt-quatre ans et était instituteur dans un village. Ils sont harassés, ils ont faim, ils se cachent le jour et marchent la nuit : « La lumière du soleil n’est pas bonne pour les morts. »
Le roman de Julio Llamazares comporte quatre épisodes : 1937, 1939, 1943, 1946. À la fin de chacun des trois premiers, l’un des protagonistes disparaît : Juan, qui ne supporte pas l’épreuve et redescend dans la vallée, on ne le reverra plus ; Gildo, tué dans une embuscade ; Ramiro, atteint de gangrène, miné par la fièvre, encerclé par la Garde civile dans l’étable où il s’est réfugié : « Des flammes rouges, violettes et jaunes, mordent avec la férocité du mercure les lauzes et les ardoises, se propagent aux arbres voisins, se dressent par-dessus le toit, transformant la voûte du ciel en une gigantesque fonderie. Et une dense colonne de fumée noire se mêle à la nuit pour offrir à un dieu barbare et impassible le beuglement brutal des vaches brulées. »
Cette citation fait entrevoir la qualité de la langue (et de la traduction). Le style de Llamazares est riche, parsemé de métaphores qui n’en font jamais trop car elles semblent produites tout « naturellement » par le contexte : « L’eau-de-vie est un fleuve de fer qui s’écrase avec fureur contre les voûtes du sommeil cherchant dans ma mémoire la mémoire douloureuse de la nuit. » « La fenêtre du moulin est éclairée : un caillot jaune qui éclabousse l’écume du barrage et les saules de la berge. » « Je reste au bord surveillant le panier et la nuit. Surveillant cette lune qui tremble à mes pieds comme une truite crevée. » Ou bien cette scène d’amour furtive, dans la crainte et le tremblement : « C’est la nuit absolue. Le vertige infini. La voûte du temps s’effondre sur nous dans un rugissement contenu de fleuves qui se rencontrent. De fleuves qui se rencontrent et se mêlent. De fleuves qui se rencontrent et se mêlent, et se mêlent. »
Lune des loups met en scène beaucoup de personnages, courageux, opportunistes, lâches, contient beaucoup d’épisodes dramatiques, d’une déchirante et farouche beauté : par exemple la descente d’Angel, clandestin depuis neuf années, dans son village en fête ou encore, scène terrible et magnifique, sa venue, guettée par les tueurs, au chevet de son père mourant : on l’attend sur les arrières, il arrive devant la porte principale ; personne n’aurait pu soupçonner tant d’audace et il fait son entrée, tête haute, dans la maison « où l’on entend déjà la rumeur limoneuse de la mort ».
Angel survivra-t-il ? On peut le croire puisque c’est lui qui raconte ; cependant rien n’est sûr et ce beau roman cruel et débordant de tendresse inassouvie se clôt sur une phrase qui laisse subsister la tristesse des questions sans réponse : « Dans mes yeux et ailleurs, il n’y a plus que neige.