Libération, 3 novembre 1988, par Bernard Cohen
Julio Llamazares habite un vieux quartier de Madrid où ménagères et camellos (revendeurs de drogue) se croisent dans les ruelles surchauffées. De la fenêtre de son modeste bureau s’aperçoivent les seringues abandonnées dans le caniveau, les flics en chasse, les enfants fatigués. Il écrit lentement (trois ans pour moins de 200 pages) des histoires aux antipodes de la ville, de cette promiscuité délirante qu’il aime pourtant, peut-être pour ne pas trop laisser monter les eaux de sa mémoire. En 1985, il publie le premier roman jamais consacré aux combattants de la guerre civile qui, refusant de se rendre aux franquistes victorieux, se terrèrent parfois durant des années dans la montagne : Lune de loups, aujourd’hui traduit en français.
C’est une histoire vraie et c’est une légende. Dans la région où est né Llamazares, ils avaient été plusieurs à prendre ainsi le « maquis », et longtemps après que la guerre a été finie, on racontait à la veillée les souffrances de ces rebelles retranchés dans des grottes, parfois dénoncés, parfois chanceux, vivant comme des morts tout près de leur famille demeurée dans la légalité. « J’ai essayé de retrouver le ton avec lequel mes parents me racontaient, à voix basse parce que c’était un sujet interdit et avec sympathie, et avec désolation. Un des mes oncles qui avait ainsi pris le maquis a disparu à jamais. »
Deux des quatre clandestins qui ont inspiré Lune de loups vivent toujours en France où ils avaient réussi à s’enfuir il y a 42 ans. L’un d’eux, installé près de Toulouse, est revenu sur place montrer la grotte où il avait résisté à plusieurs hivers. La guerre civile, passé, écorché vif des Espagnols, n’est pas un sujet littéraire à la mode. Mais Julio Llamazares réussit, sans doute pour la première fois ici, à exprimer le mythe de cette traque.
« Certains gars du “maquis” ont finalement pu s’en tirer grâce à des équipées incroyables, par exemple en se glissant dans un bus de supporters d’une équipe de football qui allait vers le nord, vers la frontière française. L’héroïsme ne m’intéresse pas mais je trouve l’esthétique du vaincu mille fois plus attachante que celle du gagneur. » Encore un coup de pagaie contre le courant, mais Julio Llamazares est déjà considéré comme une grande « promesse » de la littérature espagnole par les professionnels à la recherche d’écritures non convenues.