Tribune juive, 15 avril 1999, par Laurent Cohen
Auschwitz ou l’épreuve du langage
Wolfgang Hildesheimer s’inscrit dans une tradition littéraire de l’impossible : après la mort massive et programmée de millions d’individus, les mots sont morts d’impuissance.
Voici le texte le plus étrange issu des lettres allemandes de ce dernier demi-siècle. En fait, Masante, de Wolfgang Hildesheimer, est tout à la fois un chef-d’œuvre et ce que nous pourrions appeler un non-livre. Ici, l’histoire ne s’écrit plus ; l’art de la narration capitule – et en dernière analyse, il est possible d’appréhender l’immense monologue auquel nous convie Hildesheimer comme une tentative d’illustrer la prophétie d’Adorno mille fois citée, distordue et exploitée, selon laquelle l’écriture ne sera tout bonnement plus concevable après Auschwitz.
Né en 1916 à Hambourg, l’auteur a d’abord partagé sa vie entre Londres et Jérusalem. Nommé interprète au procès de Nuremberg, en 1946, il restera maladivement marqué par sa confrontation avec les agents du mal hitlérien. Pourtant, il ne s’installe pas en Israël mais en Bavière, où il se consacre à la peinture. Son œuvre romanesque (traduite chez Gallimard dès la fin des années soixante) lui vaut d’emblée une réputation d’écrivain « radical », ainsi qu’en 1966, le prestigieux prix Büchner. La publication, aujourd’hui, de Masante, confirmera en France l’importance de cet artiste absolu qui se tint toutefois constamment en marge de l’actualité immédiate.
Masante, c’est la maison que le narrateur a quittée, en Italie, pour s’établir dans une espèce de désert où se dresse l’Auberge de la dernière chance. Là, il va tenter sinon de « rassembler » ses souvenirs, du moins d’ordonner ses idées dans le but d’en tirer, peut-être, matière à une histoire. À ses côtés, Maxine, la femme de l’aubergiste, rabâche des aventures périmées, qui la ramènent à un monde englouti, d’avant la Catastrophe. Quant au narrateur, nous assistons à son agonie spirituelle d’une page à l’autre : épouvanté à l’idée de recroiser la route d’ex-tortionnaires nazis comme de leurs amis, il se débat dans une double impossibilité : il ne peut ni (d’)écrire sa peur, ni la taire : « Dans ma boîte à papiers, il existe des bouts de papier invisibles. Je devrais les disposer comme au jeu de loto, mais les sujets ne sont pas assez variés, ils ne s’écartent pas du motif de base : la terreur. » Chaque fois qu’il commence à élaborer un récit, qu’il cerne l’identité, et la psychologie, de ses personnages, l’angoisse fond subitement sur lui, retrouve sa trace, et l’histoire s’écroule. Tout reste donc à recommencer, et Masante relate cette expérience de ces recommencements infinis.
Suivons le narrateur dans sa tentative de reconstituer une de ses virées nocturnes dans la rue du Sang, la Blutgasse, venelle de l’ancien quartier juif de Vienne : « Je passais entre les coins et les recoins qui sentaient la pisse, entre les poubelles qui débordaient, étouffé par la hauteur des étages de chaque côté […]. Dans la rue, personne, pas un chat […] sinon rien sauf les ordures qui débordent, mais pas un chien pour les fouiller, dedans peut-être des os d’enfants, soigneusement nettoyés par un ogre, qui sait. Il a dévoré quelque part son repas nocturne, un enfant pâle qu’il a peut-être arraché à la garde d’un grand-père affaibli par l’âge – le père parti avec une autre, la mère s’est jetée dans le Danube des années auparavant – il l’a mangé tout cru, et maintenant, assis tout en haut d’une cage d’escalier, il se lèche doigts et babines. » Mais là non plus, l’histoire ne prend pas. Alors il faut en concevoir une autre. Et encore une autre…
Bien entendu, la lecture de Masante exige une attention de chaque instant. Ce n’est pas ce qu’il s’agirait de nommer une lecture « agréable » ; en revanche, le lecteur suffisamment performant pour pénétrer les arcanes de ce livre n’en ressortira pas indemne. Assez rapidement, certes, on risque de se perdre entre ce que le narrateur raconte de sa propre vie ou de celles d’autres que lui, d’êtres imaginaires ou d’individus appartenant à un passé dominé par le meurtre, la délation, et surtout, la peur et la persécution. Toutefois, ces détails se mettent à compter de moins en moins tandis que défilent les pages du livre.
Toutes les règles de la narration – l’art du roman, donc – se subvertissent sous nos yeux. Certains n’hésiteront pas à rapprocher Hildesheimer de Joyce (en sa phase d’illisibilité maximale), de Beckett, pour l’enchevêtrement de l’irréel et du trivial – mais c’est bien au Kafka de la dernière période que l’on songera d’abord. La solitude métaphysique de l’arpenteur K. préfigure l’hésitation face à la vie du narrateur de Masante. Ils partagent également l’effroyable certitude que le pire peut se produire dans le meilleur des mondes. Et comme Kafka, Hildesheimer pressent que l’acte d’écrire lui sera salutaire – cependant, la rédemption ne vient jamais. Lisons : « Ces après-midi : fatigué par un sommeil lourd, après un temps d’échauffement, j’ai reconquis ma place dans le déroulement de la vie quotidienne. Je parviens alors de nouveau à classer et à déterminer les images, les mots, les lieux, les noms, le bien et le mal – les idées en revanche ne me viennent pas, la partie exploitable de mon imagination ne m’obéit pas, alors que c’est justement pour l’accueillir que j’avais voulu, à Masante, me préparer, c’est pour elle que j’avais vidé l’espace que j’occupais. »
En réalité, le seul personnage rationnel de ce livre n’est autre que Maxine, femme fatale du propriétaire de l’Auberge de la dernière chance où s’est réfugié le narrateur. Maxine vit dans le culte de souvenirs navrants, de passions dérisoires. Elle témoigne, au travers d’histoires terriblement frivoles, de ce qu’a pu être l’humanité prégénocidaire. Car l’auteur trace une ligne de partage, décrète un avant et un après-Auschwitz. Lui-même est à jamais prisonnier du spectacle de la violence totalitaire ; il n’est même plus question qu’il reprenne pied dans un univers qui a été capable d’une horreur si incommensurable. Face à la monstruosité de l’Événement – qu’il ne nomme évidemment jamais – le langage se brise dans sa vanité. Alors Hildesheimer, à l’instar de Celan, en fait un usage follement parcimonieux, comme lorsqu’il résume le destin de l’Allemagne, symbole de l’Occident, suivant des règles quasi télégraphiques : « Arbre de Noël, chants sous l’arbre, musique domestique, ordre domestique, ordre et discipline, interrogatoire et torture, meurtre. » Un chef-d’œuvre, mais d’un genre inédit.