Le Matricule des anges, septembre 2007, par Sophie Deltin
Déluge existentiel
Violent, et impitoyablement satirique, le deuxième roman du dramaturge allemand Thomas Jonigk choisit sur fond de fin du monde, de construire une arche de survie.
Il s’en trouvera sans doute pour être incommodés par la cohabitation douloureuse, pénible et souvent insupportable que le nouveau « héros » de Thomas Jonigk nous impose au fil des 170 pages de ce roman dont le titre annonce déjà son scénario apocalyptique. Jan Jonas, terré dans une chambre à coucher, nous parle de lui et de son père qui gît là à la façon d’un détritus, « mol et inerte souvenir de lui‑même ». Dehors, la pluie a beau se déchaîner, et les avions de chasse déverser leurs bombes sur la ville (on sait seulement qu’elle est allemande), Jan ne semble pas s’en préoccuper davantage, acharné à disséquer avec une précision maniaque les relents de puanteur – de chou farci ou de poisson pourri – qui auront tôt fait de vous rester sur le cœur. Ainsi de cette scène peu ragoûtante, où ce psychopathe libidineux obsédé par le regard du père – une « aiguille à tatouer qui pénètre dans la peau de son corps et y grave des sentiments de culpabilité » – ne peut s’empêcher de « plonger » jusqu’à lui, se livrant à une fellation sur son pénis, en état de rigidité cadavérique… C’est que le père est mort, et savoir si c’est le fils qui l’a tué, cela restera un des mystères de ce texte fort inconfortable.
À l’évidence – et tel était le cas dans Jupiter, premier roman féroce d’un jeune auteur (né en 1966) déjà subversif dans ses pièces de théâtre – la violence, le sordide, Thomas Jonigk déploie un ton singulier pour le dire, une alchimie étrange de monstrueux et de grotesque à la fois. Il dispose surtout d’un humour distancié, cinglant et dont la froideur même semble être le seul moyen d’endosser la brutalité du propos. Pris dans les spirales d’une prose qui va jusqu’à épouser la respiration et les pulsions erratiques d’un homme, le lecteur se trouvera alors, et presque à son corps défendant, accordé au rythme, à la cadence d’une langue compulsive et comme coulée dans les abîmes d’une conscience névrosée. Car c’est un fait : Jan sombre, accablé par la honte toujours ressentie à l’égard de ses parents (« une meule, un poids lourd, une faute de goût, à ras de terre… ») et condamné à perdre de plus en plus pied dans une existence de marché gaspillée à consommer des corps de femmes qu’il jette comme des boîtes de conserve une fois hors d’usage. Rien ne nous est épargné de ces corps à corps effroyables, et l’on se trouve sommé de voir « la chair de Jan qui, crue, tendineuse et saignante s’agite » en Linda, une prostituée, dont le « vagin béant, écarquillé, jeune, rose e(s)t certainement plein d’enthousiasme »…
Un jour une attaque aérienne détruit son quartier. Il est soigné par une jeune fille, hideuse avec sa « face de grenouille » et son corps « strié de cicatrices ». Dans cette séquence traumatique, il entend une voix lui enjoignant de construire une arche, pour le sauver du déluge qui a commencé de s’abattre. Fantasmagorie délirante ou non, le naufrage existentiel d’un homme revêt tout naturellement chez Thomas Jonigk les dimensions d’une fin du monde, d’un péril absolu. C’est d’ailleurs cette panique de la noyade dans les « eaux périlleuses, muettes et sans fond » de son propre anéantissement, que le narrateur dégorge et vomit par jets, au point de se défaire, de s’évider. Par l’esprit et la conscience, à force de refoulements, d’absences ou de dédoublements de soi, mais aussi par le corps : haut‑le‑cœur, nausées, vomissements, Jan exprime par tous les orifices corporels le dégoût qui le gagne – « un dégoût sans fondement, un dégoût dont était faite la vie, non pas la vie reçue, mais la vie que l’on vit. » De cet enlisement qui menace, il faut alors s’en sortir, et à l’instar de la plus désespérée des gesticulations, l’écriture haletante de l’écrivain allemand semble mimer, par flux et reflux, ce mouvement de se frayer une issue à son propre piège. Celui que vient nous tendre, à coups de stéréotypes, slogans et autres clichés poisseux (du culte de la performance à l’idéal de perfection), tout ce fatras verbal et « faussaire » dont le formatage décervelant apparaît plus fondamentalement comme le symptôme d’un manque, d’une frustration primitive à exister et à penser « au-delà de ce qu’(on) pense ». Le comble de l’aliénation se joue au cœur du langage, nous dit Jonigk, et il y a fort à croire que seul le retour à l’origine, au « temps d’avant le commencement », dût‑on en passer par le conte, la parabole ou le mythe, peut nous sauver de notre déchéance dans une société de « consommateurs consommables ».
C’est ce retour à l’originaire qui est en lui, et à la mémoire de ce qu’a vécu son corps, dont va faire l’épreuve Jan, comme frappé de régression enfantine à l’écoute d’une série d’histoires que lui raconte un commissaire de police particulièrement laid, chargé d’enquêter sur la mort de son père. Dans des passages dont le lyrisme poétique détonne étrangement avec la crudité glaçante du texte, le commissaire Wahlburg lui parle aussi de sa gratitude d’être au monde, et de cette nécessité, la seule digne de l’homme, d’accéder à une existence « hors compétition et hors combat ». À la fin du roman, celui qui monte dans l’arche aux côtés de Face-de‑Grenouille n’est assurément plus le même homme. Comme si Thomas Jonigk avait choisi pour une fois de croire en la voie du salut et de la rédemption.