La Croix, 3 juin 1999, par Jean-Maurice de Montremy
Hildesheimer, le jeu avec l’angoisse
Un « monologue narratif », c’est ainsi que l’écrivain allemand Wolfgang Hildesheimer désignait Masante. Une littérature joyeuse et désespérée. Désespérément vivante.
Wolfgang Hildesheimer (1916-1991) désignait Masante (1973) comme un « monologue narratif ». Cela convient mieux, en effet, que « roman », et donne une meilleure idée du ton qu’adopte le narrateur, proche parfois du monologue de théâtre. Une voix parle, narre des « anecdotes », fait naître des personnages, leur répond, s’amuse, s’emporte, s’interrompt, reprend… On devine qu’elle s’élève après un désastre extérieur et intérieur, mais qu’elle, essaie de renouer quelque chose, même s’il lui paraît impossible de redire les histoires d’avant. Les fictions, jadis plus faciles, ont perdu toute substance. Ne restent que ces propos souvent burlesques ou grinçants, qui jonglent avec l’angoisse.
Certes, Hildesheimer maintient encore ici quelques détails réalistes. Le narrateur a quitté sa maison italienne de Masante, près d’Urbino – haut lieu de la Renaissance – pour Meona, aux portes d’un désert. L’opposition vaut symbole : le vieux monde humaniste n’est plus qu’un souvenir sur cette terre vague et vide. Si bien que le narrateur n’a d’autre choix que de lire l’ancien calendrier chrétien, date après date, fête après fête, d’une sainte à l’autre saint, d’un saint à l’autre sainte. Chacun de ces noms suscite un souvenir, crée des personnages, des persiflages – le temps de quelques paragraphes.
Une fois contées ces vies extravagantes et souvent tragiques, la réalité revient. Nous revoici à Meona, dans l’Auberge de la Dernière Chance où loge le narrateur, avec ses deux interlocuteurs : Maxine, la patronne mythomane, qui s’invente des enfances magnifiques et une mère prodigieuse ; mais aussi le mari de Maxine, Alain, froid, précis, rescapé d’on ne sait quelle ténèbre.
Si l’on n’est pas trop convaincu avouons-le, par ces retours réguliers à Meona, il reste, en revanche, difficile de résister aux « anecdotes ». Dans l’étrange « Auberge » de Maxine et d’Alain, celles-ci renouent avec la verdeur, la virulence et la fantaisie d’un Décaméron, réécrit à la manière de Kafka. Outre leur vie parodique, les noms du calendrier font en effet revivre chez le narrateur ses souvenirs de l’ancien temps : celui que connut Hildesheimer, jusqu’à l’exil de sa famille – juive – en 1933 ; celui qu’il retrouva lorsqu’il fut interprète au procès de Nuremberg en 1946.
[…] Hildesheimer ne nomme ici jamais directement la Shoah. Mais celle-ci balafre le récit. « Réussir une œuvre, confie, vers la fin, le narrateur, je n’en suis plus capable, l’époque de la réussite est révolue, tout comme l’époque de ceux qui réclament encore des œuvres réussies. Plus rien d’autre que des fragments […], mais ce n’est pas mon affaire, j’ai toujours voulu qu’une œuvre soit terminée, achevée, je n’ai qu’à m’en prendre à moi-même. » Masante porte la trace de cette insatisfaction. Joyeuse. Inégale. Mais désespérément vivante.