Transfuge, mars 2005, par Charles Ruelle

Thomas Jonigk plonge au cœur de la conscience divisée des êtres violés, afin d’en dégager le trouble, la violence et la sensibilité. Rares sont les livres qui génèrent un tel sentiment de malaise.

Peu importe qu’il sente bon ou mauvais, un texte intéressant est un texte qui sent. Jupiter dégage une odeur nauséabonde : émanations de vomi, de thon pourri, d’excréments, d’urine et de sperme viennent dès l’ouverture envahir nos narines. Ici, l’odeur provient des toilettes publiques et des bars où le jeune Martin dit jouir de ses rencontres avec des hommes de passage : des viols, en fait, qui ne disent pas leur nom, car Martin n’arrive pas à dire « non ». Pourquoi en serait‑il autrement si pour lui, la pénétration est un don, une marque d’attention ? Plus tard, la droguerie de Jurgen semble offrir au jeune homme un espace plus confortable. Là, les étiquettes paraissent marquer les prix comme des corps à la morgue : à côté, un « petit nid douillet » où Martin, avec son « mari », tente de redonner vie à un foyer d’amour. Hermann et Heinrich, deux énormes chiens, sont de charmants enfants. La fille de Jurgen, quant à elle, subit les attentions pédophiles de son père comme un témoignage d’amour. Après tout, « l’être humain n’a de sens que si l’on peut s’en servir ».

Déshumanisé à l’extrême et régi par les normes des sociétés de consommation – prix, dates d’expiration, publicités –, l’univers de Martin est avant tout celui d’un être chez qui le viol et les humiliations de l’enfance ont auguré un profond déséquilibre psychique. Incarnant ainsi le point de vue d’une victime qui se pense coupable – et dont la nonchalance presque joyeuse trahit de profondes angoisses – le narrateur tente de banaliser son malaise pour mieux s’en libérer. À l’absence d’amour, la boulimie sexuelle est‑elle toutefois un remède efficace ? L’amour de soi n’est‑il qu’une question d’habitude ? La réponse tient alors dans les vomissures, l’automutilation et les comportements schizophrènes qui accompagnent au quotidien Martin.

Poussant à l’extrême le processus de dépersonnalisation du jeune homme, Thomas Jonigk intègre à son roman un chapitre dramatique, où s’exhibe le conflit des personnalités du héros avec son autre « moi ». C’est toutefois quand il fait jouer la suggestion contre l’évidence de la dualité psychologique, dans les silences et les non‑dits, que Jonigk excelle. Son texte dépecé laisse vivre des phrases simples et brutes qui tombent les unes sous les autres, telles une cascade asséchée. Ici, le flot jaillit à petit débit, sans que Martin ait choisi d’ouvrir les vannes de sa parole. Les règles de l’inconscient dictent ainsi au texte sa concision, expression privilégiée d’un verbe difficile, refoulé et camouflé sous un semblant d’indifférence. L’auteur prend le parti de la dissimulation et de l’apparente désinvolture contre celui de la souffrance dévoilée. Il nous livre un cadavre sans chair. Au lecteur, ensuite, d’aller gratter la moelle et les articulations, l’essence pure des émotions d’un être qui dissimule ses maux. Sans doute y trouvera‑t‑on un gouffre sombre et dérangeant, mais pas le moindre lit de polémique.

La vision pessimiste de l’auteur sur le devenir des victimes de la pédophilie – auquel la forme du récit, structuré comme une boucle, donne l’expression d’un éternel retour au même – vient au contraire souligner la difficulté, pour les enfants violés, à sortir du cycle de la culpabilité. Quand bien même toute vie serait semblable à celle de Jupiter, profondément joyeuse et nourrie de biens, elle revient sans cesse sur les points déjà franchis de son orbite. En dehors, il y a seulement le chaos auquel tout homme, victime ou coupable, répugne.