Le Monde, 13 août 1999, par Pierre Deshusses

Monologue au désert

Dans ce récit sauvage et aride, Wolfgang Hildesheimer, qui fut interprète au procès de Nuremberg, s’interroge sur les capacités de la littérature à rendre compte du Mal.

Wolfgang Hildesheimer a toujours été plus préoccupé du vraisemblable que du vrai, notion suspecte à ses yeux, surtout quand elle se retranche derrière les alibis de la vérité historique. Par sa subjectivité même, l’art lui apparaît comme le meilleur moyen de rendre compte d’une réalité qui toujours se soustrait à la vérité et se déploie au contraire dans une multitude de possibles parfois contradictoires…

Écrit en 1973, Masante se présente comme un long monologue. Un homme a quitté sa maison située en Italie, et qu’il appelle Masante, pour se retirer aux confins d’un désert, dans un endroit qui ressemble à une station météorologique avec quelques baraques érodées par les sables et une auberge où officie Maxine. Le face-à-face entre ces deux êtres qui semblent s’être voués à la solitude constitue l’épine dorsale de cette œuvre difficile, déroutante. Les deux personnages s’épient, se regardent, s’écoutent, sachant bien que toute parole est fausse mais que, dans sa fausseté même, elle permet de toucher des bribes de vérité. Par-delà les mensonges et les incertitudes, les interrogations et les doutes, on sent la présence d’un secret qui taraude le narrateur. Est-ce pour cela qu’il a choisi cet exil ? Et quel secret ? Nommer semble être sa première préoccupation : retrouver le nom de certains visages qui surgissent à fleur de conscience, dans les peurs de l’alcool ; ou bien mettre un visage sur des noms qui errent dans sa mémoire. Et, par-dessus tout, cette incapacité déclarée à écrire une histoire fluide, habillage trop simpliste pour les souvenirs qui le hantent.

Entre Maxine, qui semble elle-même prendre un malin plaisir à cacher sa véritable identité, et le narrateur, s’engage une joute sur la valeur d’un passé qui a fait échouer ces deux êtres dans ce désert. Si Maxine semble toute entière prise par la nostalgie d’une enfance cosmopolite et brillante, le narrateur apparaît dès les premières pages obsédé par le désir de jalonner le cours du temps, comme pour s’assurer qu’il n’a pas rêvé, que tout a bien eu lieu : le splendide et l’ignoble, les variations de Bach et l’éclat des armes ; anciens camarades d’école devenus bourreaux ou victimes d’une barbarie sans nom. La fiction embrasse ici la réalité.

Né en 1916, Hildesheimer a fui, dès 1933, en Palestine où il a travaillé pour les services secrets britanniques. Après la guerre, il fut pendant deux ans interprète au procès de Nuremberg. Cette expérience semble être la vraie matière de ce livre, marquant comme l’impossibilité de raconter une histoire après les horreurs de l’Histoire. En équilibre entre réel et surréel, Hildesheimer parvient à créer un malaise que rien ne peut évacuer. La position ne peut être tenue longtemps et le narrateur nourrit l’espoir de rentrer à Masante avec un seul désir : avoir un jour à perdre, un jour à ne pas penser. Le pourra-t-il ?

Dans un discours retentissant prononcé à Dublin en 1981, Hildesheimer avait proclamé la fin des fictions, incapables à ses yeux de rendre compte de la complexité de notre époque. À la lecture de ce livre, on sent poindre l’émergence d’une autre vérité : l’omni-présence du Mal, invraisemblable jusque dans ses horreurs, ne peut plus être dénoncée par la plume. Fidèle à ses convictions, nostalgique des grandes œuvres du XIXe siècle encore capables, comme celles de Dickens, d’identifier les racines de l’oppression, Hildesheimer a repris, quelques années plus tard, son activité première : la peinture et les collages, autant d’images déchirées restées accrochées à notre mémoire. Il est mort en août 1991.