Libération, 12 avril 2012, par Claire Devarrieux
Papa est en voyage d’hiver
Burlesque ou tragique, en trois pièces, le clavier théâtral d’Elfriede Jelinek.
C’est un vrai festival Jelinek qu’on nous propose. Pas le grand roman, mais des formes courtes, une pièce, des morceaux de théâtre, des monologues, où s’exerce son terrifiant génie. Il y a le comique obscène, dans un recueil qui regroupe Restoroute, remake de Cosi fan tutte, et Animaux. Et puis le versant mélancolique, développé dans Winterreise, inspiré de Schubert. Le « Voyage d’hiver » privé de l’Autrichienne.
Restoroute ou l’école des amants met en scène deux couples, en vêtements de sport qui ne leur vont pas ; les maris se déguiseront avec des peaux de bête pas à la taille quand ils se feront passer pour un ours et un élan venus trousser leurs épouses. Iseult et Kurt sont « entre deux âges ». Le couple formé par Claudia et Herbert est « un peu plus jeune ». Chacun s’exprime comme un site de vente en ligne, ou plutôt plusieurs catalogues qu’on aurait mixés. Parle à travers eux la consommation de produits, de bagnoles, de fibres, de conseils en développement personnel. Tout est recraché sur le même ton, avec des banalités, des bouts de sentiments conjugaux et des exigences sexuelles : l’humanité occidentale telle qu’Elfriede Jelinek, prix Nobel de littérature 2004, l’entend.
« Scie musicale »
Quand ils entrent dans le restoroute, les maris sont révulsés par l’endroit. Kurt : « Typique : pendant des années, on se laisse envahir uniquement par le sport, afin que le corps gagne des éliminatoires contre lui-même, et après on est emmerdé par les saletés éliminées du corps des autres. » Claudia et Iseult sont là depuis un petit moment. Elles prévoient d’« aller d’urgence là où le roi s’est fait un trou », un prétexte pour s’éloigner, car elles ont répondu à une petite annonce : rendez-vous avec deux animaux prometteurs qui les espèrent accueillantes, « bien ouvertes ». Iseult est un peu inquiète : « Ils font toc-toc et ils déboulent, la porte est béante. Reste que j’ai pas mal d’organes où c’est un peu fouillis. » Claudia la rassure : « L’âge est sans importance. L’important, c’est d’aimer. »
Elles ont beau s’apprêter à tromper leurs hommes, elles expriment l’éternel regret de l’éternel féminin. Iseult : « Pourquoi est-ce que tu ne frotterais pas, au moins de temps à autre, ton archet sur ma scie musicale ? » Kurt : « Tu as pour ça une crème bien plus caressante que je ne le serais jamais. » Claudia : « Mais il y a en moi quelque chose qui aimerait bien percer sous la crème de jour. » Herbert : « Oui, mais en revanche tu as amélioré ton revers. C’est là, quand on te voit jouer au tennis, que l’on se rend compte à quel point tu existes. » Bref, toutes (et tous) les mêmes, ce que résume le serveur : « Les femmes, quand elles s’y mettent, ça vous fait froid dans le dos. Toujours tout de suite à gamberger sur la vie dans son ensemble, et jamais sur les verres et les assiettes avec lesquels elles sont livrées. »
La pièce suivante, Animaux, ne dit pas autre chose, en deux volets. Dans l’un, une malheureuse développe une mise au point « en tant que femme ». Dans l’autre, pas de psychologie. C’est « elle te fait tout tout tout », avec « la finition buccale en extra ». C’est « baiser baiser baiser », business business. Un proxénète, un client, et du bétail. « Elle a une super personnalité et elle parle de nombreuses langues. Et humainement, elle est bien. Elle est bien. J’en ai rien à branler, je te dis. Dans le cul. Je te dis. » Ne commençons pas à citer, on ne peut plus s’arrêter.
Vindicte populaire
La fuite du temps, la glaciation, l’exil intérieur, le cheminement solitaire : Winterreise condense, en 8 étapes, les 24 poèmes du Voyage d’hiver schubertien. La première, nourrie d’Être et Temps de Heidegger (l’éditeur a omis de traduire une note bibliographique en fin de volume, qui aurait pu aider), est décourageante tant elle est ardue à déchiffrer. Parmi les suivantes, trois tableaux sont en revanche saisissants. Passant du « je » de l’artiste au « nous » de la vindicte populaire, Jelinek évoque l’affaire Natascha Kampusch, enlevée à 10 ans, séquestrée les huit années suivantes, dans une de ces caves qui hantent l’inconscient collectif (et Winterreise). « Il n’y a rien de spécial à être quelqu’un de spécial. « Pourquoi la télévision s’intéresse-t-elle à la douleur de la fille et pas à la nôtre, se plaint la majorité silencieuse ?
Dans les tableaux 6 et 7, consacrés à ses parents, Elfriede Jelinek se surpasse. Elle évalue l’apport affectif d’Internet à l’aune du lien qui l’asservissait à sa mère ! Quant à son père, mort dément en 1968 (Jelinek avait 22 ans), il est le narrateur d’un monologue déchirant : « J’avais un jour quelqu’un, c’était quoi déjà, ma femme, ma fille, mais elles sont parties désormais. […] C’était pour elles toute une affaire de ne pas m’aimer. »